Prendre conscience de soi-même
- cours de Philosophie
- Dominique Boissier: Professeur de philosophie
- Notion: La conscience
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Prendre conscience de soi-même
a. Le rapport à autrui forme notre conscience
Toutefois, la conscience de soi n’est pas immédiate, mais relève d’une construction progressive qui se réalise surtout par le biais du regard de l’autre. C’est de cette manière que nous nous forgeons notre conception de l’homme, et ce faisant, que nous prenons conscience de nous-même. Hegel, dans son ouvrage la Phénoménologie de l’esprit, montre, à travers sa dialectique du maître et de l’esclave, que ce que l’être humain souhaite par-dessus tout, c’est être reconnu comme l’égal de l’autre et non pas rabaissé ou simplement objectivé (considéré comme un objet). Ainsi, à des degrés divers, le jugement d’autrui joue un rôle sur la conscience et l’image que nous avons de nous-même. Par exemple, qualifier un enfant de «bon à rien» l’amènera à croire qu’il en est effectivement ainsi et se comportera comme tel. Les jugements que nous portons sur autrui donnent du sens à notre humanité.
Aussi, dans son livre Réflexions sur la question juive, Sartre met en lumière le fait que l’antisémitisme est «un choix libre et total de soi-même, une attitude globale que l’on adopte non seulement vis-à-vis des juifs, mais des hommes en général». On peut alors légitimement affirmer que la conscience n’est pas seulement un instrument de connaissance. Dans la mesure où, elle possède à la fois une portée symbolique et pratique, elle permet aux êtres humains d’élever leur humanité ou au contraire de l’abaisser en l’enfermant dans des identités prédéfinies, des origines familiale, sociale, ou raciale. Toute conscience morale suppose au préalable la conscience de soi et de l’humanité en général. L’autre est mon alter ego et la conscience de nos différences physiques ou culturelles ne doit pas être un prétexte à oublier notre humanité commune.
b. La conscience permet-elle une parfaite connaissance de soi ?
On peut croire que l’introspection (venant du latin introspicere, regarder à l’intérieur) ne laisserait aucun interstice dans lequel une erreur d’interprétation pourrait se glisser. La conscience d’un individu placerait ce dernier dans une situation privilégiée, puisqu’il apparaît évident, au premier abord, qu’il se connaisse lui-même par un processus de transparence interne. Ainsi, grâce à sa conscience, un homme peut avoir l’impression de se connaître parfaitement en étant à la fois sujet et objet de cette connaissance. Il lui suffirait de se retourner sur lui-même, à savoir sur sa vie pour se comprendre et expliquer ses décisions, actions et passions. Pourtant, nous pouvons légitimement douter de cette transparence et de la vérité qu’elle postule. D’abord, une telle approche ne prend pas en compte l’ambiguïté fondamentale de nos relations et donc de nos sentiments. N’a-t-on pas souvent pris la haine pour de l’amour et vice-versa, notamment dans les relations parents-enfants. L’œuvre romanesque de Mauriac est sur ce plan remarquable, très riche, et illustre parfaitement la difficulté à rendre objectifs nos sentiments. Dans son roman, Le nœud de vipères, il montre la manière dont un vieil homme paranoïaque va vouloir se venger des membres de sa famille en les déshéritant, pensant qu’ils lui vouent une haine. À la suite du décès de sa femme, il va pourtant progressivement découvrir qu’il est lui-même capable d’aimer. Notre vie affective, nos rapports avec autrui ne sont jamais simples et évidents, et notre conscience peut se tromper sur leur signification profonde, en les embellissant ou les enlaidissant.
De plus, la connaissance supposée de soi-même méconnaît le fait que la conscience de soi est toujours rétrospective. En effet, celui qui éprouve un fort sentiment à l’égard d’une personne vit intensément cet état. Sa conscience se confond avec ses actes et elle ne peut s’observer au moment exact où elle est troublée, elle se comprendra seulement plus tard, lorsque les sentiments seront moins prégnants. L’introspection ne porte donc jamais sur l’état amoureux luimême, mais sur son souvenir. Or, ce dernier, même lorsqu’il est récent consiste toujours plus ou moins dans une reconstruction du passé, avec ce que cela suppose d’imperfections, de transformations.
Enfin, cette prétendue connaissance de soi se fourvoie sur la vraie nature du moi qu’elle chosifie, sans le vouloir, en essayant de la saisir. Or, le moi n’est pas une chose, mais un acte, il n’est pas immuable, mais toujours en devenir. Cela explique pourquoi, comme nous l’avons vu plus haut, que s’il nous est possible de connaître imparfaitement notre moi d’hier, un moi vieilli, figé dans le passé, il paraît difficile de connaître notre moi actuel qui désire, choisit, s’invente à tout moment un avenir et change perpétuellement.