Philosophie: les Stoïciens et les Epicuriens

  • Cours de philosophie – Joachim LACROSSE
  • Support écrit (SE)
  • (notes provisoires, octobre 2013) 

 

Philosopher à l’époque hellénistique et impériale

les Stoïciens et les Epicuriens

Deux écoles matérialistes « vaincues » : les Stoïciens et les Epicuriens

Contrairement aux Cyniques et aux Sceptiques, les Stoïciens et les Epicuriens sont deux écoles constituées, dont les enseignements matérialistes ont eu un énorme impact, autant à Athènes que dans l’Empire romain, où ils ont complètement supplanté ceux de l’Académie et du Lycée. Toutefois, ces deux écoles ont connu un destin assez paradoxal à la fin de l’Antiquité puis surtout au Moyen Âge, où ils ont été « vaincus » en retour par le platonisme et l’aristotélisme (dont les doctrines étaient sans doute mieux « exportables » dans les philosophies monothéistes en devenir), et il en résulte que les textes de leurs principaux représentants héllénistiques ne nous sont finalement connus aujourd’hui que de façon très lacunaire, sous forme de fragments et de témoignages, souvent polémiques, à l’image des textes rédigés par ces autres penseurs matérialistes que sont les Présocratiques.

N’oublions jamais que, de même que notre compréhension de Platon ou Aristote serait fort lacunaire si nous n’avions gardé un très grand nombre de leurs traités, notre connaissance de ces penseurs hellénistiques serait fort différente si nous avions conservé les nombreux textes de cette période. A cet égard, les dialogues philosophiques de Cicéron (qui mettent en scène des représentants des diverses écoles) constituent une source majeure mais parfois imprécise.

Par ailleurs, cette époque est caractérisée par la spécialisation de la recherche philosophique, qui devient avant tout, on l’a vu, une quête du bonheur individuel identifié à l’ataraxie. Chaque école (hairesis) va subdiviser son enseignement en fonction de trois champs interdépendants (logique, physique, éthique), les Stoïciens étant les premiers à avoir revendiqué une continuité et une cohérence systématique entre ces trois champs, selon la célèbre métaphore de l’œuf : la logique et l’épistémologie (qui donnent les bases permettant de différencier le vrai du faux dans tous les domaines) correspondent à la coquille, la physique (qui détermine le cadre dans lequel s’accomplit l’existence humaine) au blanc et l’éthique au jaune (ce qui signifie que l’éthique, lieu de la quête du bonheur, est la finalité ultime du système). 

D’un point de vue historique, Epicure a fondé son école, le Jardin, où l’on enseignait rien d’autre que la philosophie du maître, en 306 av. J.-C. à Athènes. Il s’agissait d’une école assez fermée, au sens où l’enseignement s’y écartait volontairement et résolument de toute implication dans les affaires de la cité, mais plutôt ouverte en ce que cette communauté fondée sur l’amitié accueillait aussi des femmes et des esclaves. Epicure ne nous a laissé que trois lettres ainsi que des maximes et des sentences. Le plus célèbre de ses disciples est Lucrèce (Ier siècle av. J.-C.), qui a résumé en vers latins les principes de la physique d’Epicure et transmis sa pensée à Rome.

Quant à l’école stoïcienne, le Portique (Stoa), elle a été fondée par Zénon de Cittium vers 301 av. J.-C. Parmi ses successeurs immédiats, Chrysippe semble avoir été le penseur le plus important du stoïcisme dit « ancien », auquel succèdera le « moyen » stoïcisme (caractérisé par un rapprochement avec certains thèmes platoniciens), représenté notamment par Posidonius (IIè-Ier siècle av. J.-C.), puis enfin le stoïcisme « impérial » ou « romain » (caractérisé par la prédominance quasi exclusive des préoccupations éthiques) qui aura beaucoup d’influence politique et comptera dans ses rangs des personnages aussi divers et célèbres que le conseiller Sénèque (Ier s. ap. J.-C.), l’esclave affranchi Epictète (Ier-IIème s. ap. J.-C.) ou l’empereur Marc-Aurèle (IIè siècle ap. J.-C.).

La canonique et la logique : les critères de vérité des Epicuriens et des Stoïciens

Pour Epicure, la logique au sens d’Aristote (art du raisonnement valide et méthodologie de la définition) risque de nous éloigner de la signification « naturelle » du langage et il faut lui préférer une « canonique » (de kanôn, « règle ») dont le but est de déterminer les critères (kritèrion = faculté de discrimination) pour distinguer le vrai du faux. Il y a trois types de critères : les sensations (c’est le critère principal), les préconceptions et les affects.

Pour une pensée matérialiste et empiriste comme celle d’Epicure, le critère, c’est avant tout (1) la sensation (aisthèsis), qui comporte en elle une parfaite clarté ou évidence (enargeia), car elle est toujours vraie et représente fidèlement un objet extérieur qui la cause. Cet « objet extérieur » n’est cependant pas l’objet perçu lui-même mais un ensemble d’« images » qui en proviennent, les eidôla (ou simulacra en latin), qui sont de fines pellicules matérielles constituées d’atomes et projetées à la surface des choses. Bref, si nos sensations sont toujours vraies par rapport à leurs objets, ce sont nos jugements qui rendent possible l’erreur (par exemple si je crois qu’une tour carrée est ronde, ou qu’une corde est un serpent). Pour éviter ou corriger l’erreur, il faut donc s’appuyer sur d’autres sensations qui viennent confirmer ou infirmer le jugement initial.

Les jugements, eux, s’appuient sur (2) des notions préalables (« tour », « carré », « corde », etc.) qui nous permettent de reconnaître les choses et qu’Epicure nomme des préconceptions (prolèpseis), qui, à la différence des Idées de Platon, sont issues de la répétition de plusieurs sensations et non de la saisie intellectuelle d’une notion abstraite, et qui, à la différence de l’induction d’Aristote, ne présupposent pas la présence d’une forme (eidos) dans la chose perçue. Si elles trouvent toutes leur origine dans la sensation, les préconceptions peuvent aussi être dérivées par analogie, ressemblance, composition, raisonnement, etc. Mais pour qu’elles puissent être des critères de vérité, il faut rechercher des préconceptions universelles, communes à tous les individus et tous les peuples (l’homme parle, l’eau est transparente, etc.), ou alors, à défaut, adopter la méthode dite des « explications multiples » ou encore celle de la « non-infirmation » (par laquelle Epicure justifie l’existence des atomes et du vide, voir ci-dessous).

Quant à (3) l’affect ou le sentiment (pathos), il s’agit en premier lieu du plaisir ou de la douleur : à ce niveau également il est impossible de se tromper, ce qui servira de base à l’éthique épicurienne (fondée sur la recherche du plaisir).

Pour les Stoïciens, qui, de façon analogue, prennent pour point de départ la perception sensible, le critère principal de vérité (1) est l’ « impression » (phantasia) laissée à l’âme par un corps, impression qui (contrairement à la sensation chez les Epicuriens) peut être vraie ou fausse et requiert d’emblée, à ce titre, l’assentiment de l’âme. Autrement dit, les Stoïciens ne distinguent pas la sensation et le jugement que nous portons sur celle-ci : nos sensations sont d’emblée mises en forme et en sens par notre âme. Cependant certaines impressions sont tellement « évidentes » qu’elles suscitent nécessairement l’assentiment de l’âme et ce sont ces impressions-là qui constituent le véritable critère (de vérité). La croyance nécessairement vraie qui résulte de ces impressions évidentes par elles-mêmes est appelée « saisie » ou « cognition » (katalèpsis). A ce premier critère, Chrysippe ajoute (2) celui des « notions communes » résultant de l’association de plusieurs impressions évidentes.

Chez l’homme, les impressions peuvent être traduites rationellement, soit dans un langage (logos) qui est « proféré » de façon externe (objet de la rhétorique), soit dans une rationalité (logos) qui demeure « interne » à l’âme (objet de la logique ou, selon la terminologie stoïcienne, de la « dialectique »). La logique est la science de ce qui est susceptible d’être vrai ou faux, c’est-à-dire non pas les choses mais notre discours sur les choses, et en particulier la signification de ce discours, le lekton, « dicible » ou « exprimable » (ce que nous appelons aujourd’hui le « signifié », par opposition au « signifiant »). La logique est importante chez les Stoïciens car elle permet non seulement de raisonner correctement mais aussi de découvrir par là la structure du monde physique, gouverné par le Logos divin, comme on va le voir.

Les Stoïciens poursuivent ainsi le travail d’Aristote dans le domaine de la logique, mais en étendant la structure prédicative (S est P) à une logique propositionnelle (les « propositions » — axiômata — sont des « exprimables » susceptibles d’être vrais ou faux), logique basée non plus sur des catégories (« homme », « blanc », « plus âgé », etc.) mais sur des propositions désignant des actions ou des événements (« Socrate marche », « il pleut », etc.). Là où les prédicats désignent des catégories ontologiques, des états de choses, des essences, les propositions renvoient à des actions, des mouvements, des processus. L’être stoïcien désigne « quelque chose » (ti), un événement qui se passe ici et maintenant.

Les Stoïciens ont ainsi étudié les combinaisons entre ces propositions simples en fonction d’opérateurs qui sont le conditionnel (si p alors q), la conjonction (p et q) et la disjonction (p ou q), à partir desquels ils peuvent déterminer à quelles conditions formelles une proposition complexe (ou composée) telle que « p et q » est vraie. Ils ont notamment mis en avant quelques indémontrables de base (modus ponens : si p alors q, or p, donc q ; modus tollens : si p alors q, or non p, donc non q ; modus ponendo tollens : p ou q, or p, donc non q ; modus tollendo ponens : p ou q, or non p, donc q) permettant de critiquer de nombreux sophismes et raisonnements fallacieux.

Les physiques épicurienne et stoïcienne : atomisme et panthéisme

Epicure reprend à son compte l’atomisme matérialiste de Démocrite, selon lequel l’univers est composé uniquement d’atomes et de vide, et régi par un mélange de hasard et de nécessité. Or ces principes, les atomes et le vide, ne sont pas « évidents » car ils échappent à la sensation (qui est pourtant supposée être le critère de vérité principal), mais ils sont « noninfirmés » et leur existence est dérivée d’un raisonnement (ils appartiennent donc au registre des « préconceptions ») selon lequel rien ne naît pas de rien ni ne disparaît complètement (rien ne se perd, rien ne se crée). Et puisqu’il y a du mouvement, ce que nous constatons de façon évidente, il y a du vide (kenos), qui n’est rien d’autre qu’une étendue spatiale inoccupée, qui reçoit le nom de « lieu » (topos) une fois occupée par un corps. Quant aux atomes, il s’agit des composants ultimes de toutes choses, qui ont pour seules propriétés leur forme, leur taille et leur poids. 

Mais Epicure nuance Démocrite sur plusieurs points : si le nombre des atomes est infini, le nombre de formes des atomes est limité ; si les atomes sont insécables physiquement, on doit y distinguer par la pensée des parties « minimales » qui rendent compte de la diversité de leurs formes ; les qualités sensibles des corps ne sont pas « irréelles » comme chez Démocrite, même si elles ne sont que de simples effets « macroscopiques », des accidents résultant de la combinaison des atomes ; enfin et surtout, les atomes ont la possibilité de dévier légèrement de leur trajectoire. Ce dernier point est fondamental : si les atomes se meuvent sans résistance dans le vide, ils ne se rencontreront jamais ; il faut donc poser que chaque atome est capable par lui-même d’opérer une « déclinaison » (clinamen en latin), thèse qui aura des conséquences importante au niveau de l’éthique puisqu’elle garantit rien moins que la liberté humaine dans le mécanisme universel des atomes.

Quant aux dieux, la « préconception » que nous avons d’eux comme des êtres éternels et bienheureux nous oblige à dire qu’ils ne s’occupent pas de l’organisation de l’univers. Si les dieux existent, cela n’implique donc pas la moindre providence divine : ils s’occupent de leur propre bonheur sans se soucier de nous. Et si certaines créatures paraissent trop bien organisées pour admettre cette absence de providence divine, c’est parce qu’elles ont survécu en tant que viables. On retrouve ici, plus développée, l’idée de sélection naturelle déjà présente chez Empédocle.

Par ailleurs, l’âme étant elle aussi matérielle comme le corps, il en résulte qu’elle est destructible au sens où les atomes qui la composent se dispersent à la fin de la vie humaine, idée qui aura également de fortes conséquences du point de vue éthique : si la mort est simplement destruction d’atomes, elle n’est ni à craindre ni à espérer.

La catégorie de base de la physique stoïcienne n’est plus l’atome mais le « quelque chose » (ti), qui désigne les choses particulières, les individus. Parmi les « quelques choses », les seuls « êtres » à proprement parler (c’est-à-dire les seuls capables d’agir et de pâtir) sont les corps. A côté d’eux, il y a des choses qui subsistent mais qui ne « sont » rien indépendamment des corps : les incorporels, dont les Stoïciens distinguent quatre espèces, l’exprimable (qui n’est rien sans le mot dont il constitue la signification), le temps (qui n’est que la « dimension » du mouvement des corps), le lieu (qui ne sub-siste qu’en tant qu’il est occupé par un corps) et le vide (qui n’est vide que parce qu’il n’est pas occupé par un corps). Ce dernier, contrairement à ce que dit la physique d’Epicure, n’est pas à l’intérieur mais à l’extérieur du monde.

Si les corps sont définis comme capables d’agir et de pâtir, ils ont donc un principe actif, qui est appelé le Logos ou Dieu, et un principe passif, qui est appelé ousia ou matière. L’action du premier tend à étendre la matière, d’abord concentrée sur une masse très petite. Cette extension produit les 4 éléments traditionnels, qui vont du plus dense au plus subtil : terre, eau, air, feu. La terre et l’eau sont dits « passifs » car réagissent peu à l’action du principe actif. L’air et le feu sont dits « actifs » parce que leur matière s’est davantage étendue sous l’action du principe actif. Le feu est donc, comme chez Héraclite, l’élément le plus subtil et le plus proche du principe actif.

Les éléments se mélangent ensuite deux à deux et donnent lieu à de nouvelles entités, le souffle (pneuma, terme qui sera traduit en latin par spiritus, « esprit ») constitué de feu et d’air, et la matière constituée d’eau et de terre. Ainsi, le pneuma ou l’« esprit », qui est encore une forme de matière, plus subtile, est la forme que prend le Logos divin lorsque la matière passive a été étendue au maximum, mais il comporte encore en lui une toute petite part du principe passif. Il est traversé par un double mouvement d’intension (sous l’action de l’air) et d’extension (sous l’action du feu), double mouvement qui est appelé le tonos, ou « tension », et qui assure l’équilibre dynamique de l’univers et l’interdépendance de ses parties (sympathie universelle).

On voit comment les Stoïciens cherchent à assurer une continuité entre le principe actif ou divin et le principe passif ou matériel, c’est-à-dire entre la matière et l’« esprit ». Par ailleurs, les Stoïciens sont des défenseurs de la providence divine (le monde est organisé par Dieu dans ses moindres détails, et ce Dieu n’est autre que le Logos, la Raison universelle) et leur doctrine est nommée « panthéisme » (pan = tout ; theos = dieu) parce qu’elle identifie Dieu au monde (ou, plus exactement, à la structure rationnelle du monde), qui est en quelque sorte un être vivant rationnel.

L’action du pneuma peut encore prendre différentes formes selon le degré d’unité qu’elle donne à la matière : la « cohésion » (hexis) appartient à tous les solides, la nature (phusis) à tous les êtres vivants, et l’âme (psukhè) à tous les animaux (= êtres animés). Comme chez Epicure, l’âme n’est pas immortelle et elle se fond dans le pneuma, même si elle peut survivre un certain temps. Par ailleurs, ces degrés d’unité ne doivent pas s’entendre en un sens générique ou spécifique mais ils sont bien le lieu de la différence individuelle : c’est par son âme propre que tel homme diffère de tel autre, c’est par sa nature propre qu’une courgette diffère non seulement d’une aubergine mais aussi d’une autre courgette, et c’est par sa cohésion propre que tel caillou diffère de tel autre.

Ici encore, les Stoïciens cherchent à penser la continuité du pneuma, tout comme ils cherchent à penser celle du Logos divin. Celui-ci se manifeste sous la forme de raisons séminales ou « spermatiques » (logois spermatikoi), qui sont comme les formules rationnelles ou les germes (les gênes !) de chaque être vivant.

Ce processus s’accomplit selon des cycles réguliers : lorsque l’extension de l’univers atteint sa limite, il se produit un « embrasement » (ekpurôsis), une sorte d’« incendie cosmique » dans lequel tout devient feu. La matière se recontracte alors en un point minuscule, les logoi retournent dans le Logos universel et tout recommence exactement comme dans la phase précédente ! Cette théorie de l’éternel retour du même sera reprise par le philosophe allemand Nietzsche, au XIXème siècle, dans un contexte éthique, pour insister sur l’importance que nous devons accorder à chaque instant de notre vie : comment agirions-nous si chacun de ces instants devait se reproduire encore et toujours à l’identique ? Cette pensée de l’éternel retour ne nous obligerait-elle pas à assumer chacun de nos actes, chaque seconde de notre existence ?

L’éthique chez les Epicuriens et les Stoïciens : calcul des plaisirs et amour du destin

Nous avons vu que les systèmes (les « œufs ») stoïcien et épicurien ne voient dans la logique (ou canonique) et dans la physique, respectivement, rien d’autre que les bases (la coquille) et le cadre (le blanc) de la vie éthique et de la recherche du bonheur (le jaune).

Ainsi, par exemple, dans le cas d’Epicure, le critère de l’ « affect » (pathos) fonde la recherche du plaisir, la préconception des dieux bienheureux et la « déclinaison » (clinamen) des atomes fondent la liberté humaine, tandis que la dispersion matérielle de l’âme engendre un rapport serein à la mort.

De façon similaire, chez les Stoïciens, la thèse de l’assentiment fonde la liberté humaine, tandis que la providence divine et la sympathie universelle (qui font que le mal n’existe qu’en vue du bien) donnent lieu au fait de supporter la souffrance, à la « vie conforme à la nature », au cosmopolitisme et à l’amour du destin (amor fati).

On résumé souvent la morale d’Epicure au moyen du précepte d’Horace : Carpe diem ! (« Cueille le jour ! », profite du moment présent). L’éthique épicurienne est certes fondée sur le plaisir (hédonè) : plus que tout les autres biens, il est « évident » que le plaisir est bon, donc à rechercher, et que la douleur est mauvaise, donc à fuir ; mais il y a une différence entre les « hédonistes » anciens et les épicuriens : la recherche compulsive du plaisir, caractéristique de l’hédonisme, peut entraîner parfois des douleurs, or il faut fuir la douleur autant qu’il faut rechercher le plaisir. Pour arriver à l’ataraxie (absence de trouble, donc de douleur), l’épicurien, lui, jouit du moment présent (il boit la coupe de vin), mais avec modération et en pensant aux conséquences, pour ne pas souffrir ensuite du plaisir reçu (il évite d’avoir la gueule de bois).

ueule de bois). Il s’agit donc de se livrer à un calcul des plaisirs. Epicure distingue ainsi les plaisirs naturels et nécessaires (par exemple, manger lorsqu’on a faim), les plaisirs naturels mais non nécessaires (par exemple, boire du vin au lieu de boire de l’eau) et les plaisirs ni naturels ni nécessaires (tout ce qui touche, par exemple, au luxe ou à la débauche), ces derniers étant à éviter à tout prix, tandis que les premiers peuvent être poursuivis s’ils sont exempts de douleur

Toutefois certaines souffrances semblent incontournables : vieillesse, maladie, deuil, crainte de la mort. Mais Epicure pense, de façon très optimiste, que toutes les souffrances et les douleurs peuvent toujours être contrebalancées par des plaisirs plus intenses ou même par le souvenir de ceux-ci. Quant à la mort, il s’attache à montrer qu’elle n’est pas à craindre, précisément parce qu’elle consiste en la dispersion totale de l’âme :

« Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or la mort est la privation complète de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère, parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte au contraire le désir d’immortalité. En effet, il n’y a plus d’effroi dans la vie pour celui qui a réellement compris que la mort n’a rien d’effrayant. Il faut ainsi considérer comme un sot celui qui dit que nous craignons la mort, non pas parce qu’elle nous afflige quand elle arrive, mais parce que nous souffrons déjà à l’idée qu’elle arrivera un jour. Car si une chose ne nous cause aucun trouble par sa présence, l’inquiétude qui est attachée à son attente est sans fondement. Ainsi, celui des maux qui nous fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n’est pas, et que quand la mort est là nous ne somme plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus. La foule tantôt fuit la mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme des misères de la vie. Le sage, par contre, ne fait pas fi de la vie et ne craint pas la mort, car la vie ne lui est pas à charge et il ne considère pas la nonexistence comme un mal. » (Epicure, Lettre à Ménécée, 124-126)

En d’autres termes, avant l’heure il n’est pas encore, et après l’heure il n’est plus temps de nous inquiéter de notre mort ! De même, si la religion nous cause de l’inquiétude, il suffit de penser que les dieux ne se soucient pas de nous. Quant à la politique, elle se résume à des conflits, des problèmes et de l’orgueil, et il est préférable de ne pas s’y livrer et de rester entre amis. Et, de façon générale, Epicure rassemblait son éthique dans la formule du « quadruple remède » (tetrapharmakos) : les dieux ne sont pas à craindre, la mort ne crée pas de souci, le bien (plaisir) est facile à obtenir, et le mal (douleur) est facile à supporter…

Là où l’épicurisme apprend à « faire avec » les passions, le stoïcisme veut les dominer. Pour les stoïciens, le bonheur est une attitude de la volonté. Je suis heureux si je décide de ne pas vouloir que les choses soient autres que ce qu’elles sont. Il faut accepter le monde tel qu’il est (c’est l’amor fati, l’« amour du destin ») et vivre en harmonie avec la nature. C’est précisément la définition de la liberté : vouloir ce qui arrive et seulement ce qui arrive. Zénon aurait été le disciple de Cratès le Cynique, ce qui explique la proximité entre morale cynique et morale stoïcienne, à cette différence près que le stoïcisme cherche à concilier la radicalité de la vertu et le conformisme social, d’où une conception très différente de la « conformité à la nature », qui devient ici conformité à la Raison universelle, au Logos divin. 

Tout ce qui arrive dans le monde est conforme au destin (fatum, en latin) : c’est donc une vision « fataliste » du monde. Cela implique-t-il que nous ne sommes pas libres ? Non, car si chacune de nos actions est prise dans un enchaînement de causes et d’effets (le destin), c’est quand même nous qui décidons d’agir de telle ou telle manière dans telle ou telle circonstance. De même que nos impressions ne dépendent pas de nous mais qu’il nous revient de leur donner ou non notre assentiment, de même les circonstances nous donnent (ou non) une impulsion (hormè) qui nous mène à désirer ou à rejeter ce que nous considérons comme bon ou mauvais. Cette impulsion nous porte vers des choses conformes à la nature, c’est-àdire qui nous sont « appropriées », telles que la conservation de soi-même (confort minimum, santé), de son entourage (vivre dans une société juste et libre) et de la communauté universelle des êtres rationnels (cosmopolitisme : les hommes sont égaux car participent tous également à la Raison universelle).

La vertu consiste donc à faire tout ce qui est en notre pouvoir (y compris par l’action politique) pour obtenir ces choses conformes à la nature, ce qui explique qu’il y eût de nombreux politiciens et même un Empereur stoïciens. Par ailleurs, c’est l’effort vertueux luimême qui conduit au bonheur, et non l’efficacité de l’action vertueuse… Ainsi c’est la visée ou l’intention elle-même qui est le but (telos) de l’action, et non la cible ou le but (skopos) au sens d’ « effet » de l’action, dont beaucoup d’aspects ne dépendent pas de nous. Cette distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, que l’on trouve déjà dans le stoïcisme ancien, sera développée par Epictète dans son Manuel :

De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, et les autres n’en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot toutes nos actions. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.

Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; et celles qui n’en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères. 

Souviens-toi donc que si tu prends pour libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et pour tiennes en propre celles qui dépendent d’autrui, tu trouveras partout des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu prends pour tien ce qui t’appartient en propre, et pour étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera de faire ce que tu ne veux point, ni ne t’empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n’accuseras personne ; tu ne feras rien, pas la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n’auras point d’ennemi, car il ne t’arrivera rien de nuisible. » (Epictète, Manuel, I, 1, 2, 3)

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