Philosopher à l’époque hellénistique et impériale

  •  Cours de philosophie – Joachim LACROSSE
  • Support écrit (SE)
  • (notes provisoires, octobre 2013) 

Philosopher à l’époque hellénistique et impériale

a) Les « ascèses » cynique et sceptique dans le contexte hellénistique et romain

Aristote pense encore comme un citoyen, c’est-à-dire comme quelqu’un qui appartient à une petite communauté politique, la cité, et qui recherche le bien qui est commun à l’intérêt de chacun des membres de cette communauté. Toutefois, dans les Empires (macédonien, puis romain), caractérisés par leur pouvoir centralisé, par l’étendue géographique importante des nouvelles entités politiques, et, donc, par le déclin des cités-états, les hommes auront l’impression d’être dépossédés de leur action politique. Dès lors, dans les écoles de philosophie qui naissent à Athènes pendant la période hellénistique (de 323 — mort de l’empereur macédonien Alexandre le Grand — à 27 av. J-C. — début du règne de l’Empereur romain Auguste) et qui se développeront dans l’Empire romain jusqu’à la fin de l’Antiquité, le salut de l’âme, le bien ou le bonheur deviennent, des préoccupations tantôt individuelles, tantôt universelles.

L’idéal commun des écoles dites hellénistiques (les Stoïciens, les Epicuriens, les Sceptiques et les Cyniques) est l’ataraxie ou « absence de trouble ». Pour être heureux, il suffit de savoir quels sont les bonheurs accessibles (le plaisir, la tranquillité, etc.) et quelles sont les choses auxquelles on n’échappe pas (la mort, la maladie, etc.). Chaque doctrine philosophique va ainsi se présenter comme une sorte de thérapie de l’âme et mettre en avant un certain diagnostic portant sur la cause du trouble et sur le moyen de vaincre ce trouble. Ainsi, pour les Stoïciens, ce qui nous trouble, ce sont des passions (telles que l’orgueil, l’envie, la jalousie, la haine, etc.) qui nous empêchent d’accepter le monde tel qu’ils est, et c’est par un idéal d’action fondée sur la sagesse et la volonté rationnelle que nous parviendrons à atteindre la sérénité de l’âme. Pour les Epicuriens, le trouble vient plutôt de la douleur, qui cause une sensation physique désagréable, et le bonheur consiste à fuir cette douleur pour ne rechercher que le plaisir (mais de façon modérée, afin d’éviter que le plaisir n’engendre à son tour la douleur, comme dans le cas d’une indigestion ou d’une gueule de bois…).

C’est dans ce contexte qu’interviennent deux courants marginaux, deux « contrecourants » en réalité : les Sceptiques et les Cyniques qui, s’ils sont fort différents et presque opposés au niveau du contenu de leur enseignement, ont aussi un important point commun. En effet, il ne s’agit pas vraiment, dans un cas comme dans l’autre, d’écoles « institutionnelles » comme l’Académie (fondée par Platon), le Lycée (fondé par Aristote), le Portique (école stoïcienne) ou le Jardin (école épicurienne), mais plutôt de « tendances » radicales au sein desquelles se distinguent plusieurs individualités qui se réclament d’un fondateur exemplaire et quasi légendaire (Pyrrhon pour les Sceptiques, Diogène pour les Cyniques) ayant suscité une lignée de vocations.

Ce qui n’a pas empêché ces deux tendances d’avoir un impact important dans l’histoire de la philosophie (ils étaient reconnus comme des « courants » à part entière même par leurs adversaires), au point d’avoir engendré deux adjectifs de la langue française, adjectifs qui désignent cependant aujourd’hui, sur un mode devenu péjoratif, des tendances plus « pessimistes » et « nihilistes » que leurs homologues anciens (lesquels avaient des conceptions positives de la philosophie, de l’éducation, du bonheur, etc.) !

 Pour les Sceptiques, ce qui nous trouble, ce sont nos opinions et nos jugements sur les choses. Dès lors, l’ataraxie consistera à pratiquer un examen réflexif (skèpsis) d’une question pour l’envisager sous tous ses aspects, en ayant pour but l’epokhè ou « suspension du jugement », qui consiste à fuir toute opinion (doxa) et toute doctrine (dogma) pour atteindre un idéal d’indifférence conduisant à reconnaître la relativité et l’incertitude des choses, clef du bonheur.

Pour les Cyniques, nous sommes plutôt troublés par les conventions socio-culturelles et les lois, c’est-à-dire le nomos, auquel il convient de préférer la conformité à la « nature » (la phusis) : si le trouble vient des conventions, le remède viendra du non-respect de ces conventions, c’est-à-dire de l’impudeur, de la franchise (qui sont deux formes de provocation), et, en général, de l’autosuffisance qui permet de ne pas être dépendant de ses semblables. Il s’agit donc de se contenter de ce qui est vital et absolument nécessaire, en se libérant de toutes les contraintes sociales.

Dans les deux cas, l’idéal de désintéressement prôné par ces philosophes (indifférence sceptique, désintéressement moqueur cynique) est une véritable « ascèse » (askèsis, en grec, veut dire « exercice »), rigoureuse, exigeante et permanente, présentée comme une « voie directe » vers le bonheur et s’appuyant chaque fois sur une critique radicale de la pensée dogmatique sous toutes ses formes.

Mais ces deux « ascèses » sont radicalement différentes, voire opposées : aux Sceptiques, intellectuels solitaires et misanthropes, sérieux et austères, prônant en toutes choses la modération et l’abstention, « plânant » au-dessus des réalités quotidiennes, les Cyniques opposent leur joyeuse exubérance, leur goût de l’anti-intellectualisme et de la provocation, et leur apologie de « l’état de nature ».

A la dissidence sceptique, se posant tellement contre toute forme de dogmatisme qu’elle en devient conservatrice et ultraconformiste (puisqu’il n’y a pas de jugement assuré, la morale consiste à suivre les coutumes dominantes), on peut opposer radicalement la dissidence cynique, contestataire voire révolutionnaire, qui, en voulant remettre l’homme en contact avec une forme de naïveté naturelle, se pose en critique radicale de la culture et de la civilisation. 

b) Cyniques et sceptiques: la biographie exemplaire des fondateurs et l’évolution historique des deux courants

Sceptiques et Cyniques, on l’a dit, rattachent chaque fois leurs enseignements à la biographie quasi légendaire d’un « fondateur » qui n’a rien écrit mais dont l’exemple suscite des vocations. Ces biographies édifiantes ne doivent donc pas être prises à la lettre mais plutôt être lues comme la description d’un mode de vie idéal et exemplaire fondé chaque fois sur quelques principes élémentaires. Elles cherchent à mettre en avant la primauté du « genre de vie » philosophique sur les théories abstraites et sophistiquées, en d’autres termes la priorité des actes sur les discours. Pour la plupart des philosophes grecs, en effet, la vie et la doctrine doivent être en harmonie, le philosophe dit ce qu’il vit et incarne sa doctrine, et les systèmes ou les concepts sont au service de cette vie philosophique. Chez les Sceptiques, cette biographie exemplaire sera complétée par de nombreux traités qui visent à porter le discours philosophique à un degré de saturation autodestructeur, tandis que, chez les Cyniques, il s’agit bien de réduire le discours philosophique au minimum en préférant les anecdotes ou les aphorismes aux longs traités.

Pyrrhon, considéré comme le fondateur de l’« école » sceptique, aurait été tour à tour peintre et prêtre à Elis. D’après ses biographes, il aurait reçu son idéal de détachement après sa rencontre avec des sages hindous, les « Gymnosophistes » (« sages tout nus ») au cours de la campagne asiatique d’Alexandre (326 av. J.-C.). Il voulait être un adoxastos, c’est-à-dire un individu sans gloire (doxa), retiré du monde, et sans opinion (doxa), ne faisant pas la différence entre le beau et le laid, le juste et l’injuste, le vrai et le faux, etc. : il ne faut rien préférer à autre chose, et suspendre son jugement en toutes choses. Sa vie, d’après la légende, justifiait ses théories : ne se fiant jamais à ses sens, il n’évitait rien, supportait tout, se laissait heurter par un char, tomber dans un trou, être mordu par des chiens, etc. Alors que son maître Anaxarque se noyait dans un marais, il aurait même refusé de le secourir !

La pensée de Pyrrhon nous est connue très sommairement grâce au témoignage de son disciple Timon (dit « le misanthrope »), auteur de traités satiriques ridiculisant les différentes écoles philosophiques d’Athènes. Il y aura, après cela, deux tendances sceptiques dans l’Antiquité : la première est celle, platonicienne et anti-stoïcienne, de la Nouvelle Académie (IIIè-IIè s. av. J.-C.), représentée notamment par Arcésilas et Carnéade, qui se fonde sur la relativité des apparences pour prôner la suspension universelle du jugement (mais alors c’est l’epokhè qui devient paradoxalement un dogme !) et qui enseigne qu’il faut quand même prendre position dans le domaine de l’action (sous peine de sombrer dans l’inaction pure et simple) ; la seconde est celle du retour en force des Sceptiques (Enésidème, Agrippa) aux premiers siècles de notre ère, tendance répercutée par Sextus Empiricus (IIè s. ap. J.-C.), dont nous avons conservé un nombre important de traités où il a rassemblé sous forme systématique les arguments sceptiques. Il s’agit cette fois de douter véritablement de tout, y compris de la méthode sceptique elle-même.

Le scepticisme, examen méthodique de tout ce que l’on tient pour vrai, deviendra pour les Modernes (à l’image de Descartes) une véritable « posture » philosophique, que Diderot qualifie de « premier pas vers la vérité ». L’examen (skèpsis) est en quelque sorte une préfiguration du « libre examen » moderne. Néanmoins, le scepticisme moderne (par exemple, celui de l’empiriste anglais Hume) ne renouera jamais avec la radicalité méthodique du scepticisme ancien (qui doute à la fois, et systématiquement, des sens et des vérités métaphysiques), radicalité dont le seul équivalent est probablement à chercher du côté de la pensée bouddhique (avec, par exemple, la méthode du tétralemme). 

La tradition attribue parfois à Antisthène (un élève de Socrate, aîné de Platon) la fondation de l’« école » cynique, mais en vérité c’est Diogène de Sinope, contemporain d’Alexandre le Grand, qui constitue, comme Pyrrhon pour les Sceptiques, le portrait vivant du Cynique radical et provocateur (surnommé le « Socrate furieux » par ses détracteurs platoniciens). Fils d’un banquier faux-monnayeur, il aurait fait de cette peu reluisante paternité une devise, celle de la « falsification des valeurs », au propre comme au figuré (« monnaie » et « coutume » peuvent traduire le grec nomisma). Le comportement de Diogène dérangeait tellement ses contemporains qu’ils le traitèrent de « chien », appellation qu’il revendiqua aussitôt. Le terme « cynique », en effet, vient de kuôn (« chien »), parce que, comme les chiens, les Cyniques sont sans pudeur, dorment par terre, montent la garde (gardiens de la philosophie), savent distinguer leurs amis de leurs ennemis, et n’hésitent pas à mordre ou à aboyer lorsque la situation l’exige ! D’après d’autres sources, le nom de l’école viendrait du gymnase de Cynosargues où enseignait Antisthène, ce qui permet, sans doute un peu artificiellement, de rattacher, à l’instar des autres courants philosophiques athéniens, le nom de l’école à un lieu.

D’après la légende, Diogène, qui se promenait à Athènes avec un bâton et une lanterne en proclamant qu’il cherchait un « homme véritable » (c’est-à-dire une conception de la vertu humaine qui ne se trouve réalisée nulle part chez ses semblables), était une sorte de philosophe-clochard, un va-nu-pieds aux cheveux longs et à la barbe hirsute qui dormait dans un tonneau, mangeait et se masturbait en public (se plaignant de ne pouvoir se satisfaire de façon analogue, en se frottant simplement le ventre, lorsqu’il avait faim), et insultait tout le monde, à commencer par Platon (s’il ne dérange personne, aurait dit Diogène, il n’est d’aucune utilité) ou Philippe de Macédoine (à la question de savoir qui il était, il aurait répondu « je suis l’espion de ton insatiable avidité »), faisant chaque fois preuve d’une totale franchise. On dit aussi, pour insister sur l’idéal de pauvreté et de dénuement cynique, qu’il renonça à son écuelle le jour où il vit un jeune garçon boire de l’eau dans ses mains. On raconte encore qu’un jour, alors qu’Alexandre le Grand lui offrait tout ce dont il avait besoin, Diogène se contenta de lui répondre : « ôte toi de mon soleil » ! 

Cet exemple de vie désintéressée et libre de toutes les conventions sera suivi, dans un premier temps par Cratès (un homme fortuné qui aurait distribué toutes ses richesses afin de vivre en Cynique), sa femme Hipparchia (la première femme-philosophe, et aussi la première féministe : elle préfère explicitement le mode de vie cynique aux tâches ménagères !) et Métroclès (frère d’Hipparchia et disciple de Cratès). Cette première génération de disciples a donné lieu, elle aussi, à quelques anecdotes croustillantes : Cratès et Hipparchia étaient connus pour leurs ébats publics et pour la demande en mariage de Cratès, au cours de laquelle il aurait ôté son vêtement en proclamant que son corps était sa seule richesse… Métroclès, quant à lui, aurait appris la signification de la « vie conforme à la nature » et serait ainsi devenu « apte à la philosophie » lors d’une séance de… pets, dirigée par son maître.

Se contenter de ces exemples inviterait à ne voir dans les Cyniques qu’une bande de bouffons dépravés et provocateurs. Cependant, dans les Empires macédonien et romain, les Cyniques constitueront un pan important de la philosophie populaire, qui, se répandant aux quatre coins de l’Empire, se développe loin des élites. Face à la gloire, à l’ambition et aux richesses des cercles impériaux, les Cyniques représentent la voie de la contestation (et parfois d’opposition à la dictature impériale) basée sur les principes de la fraternité humaine et de la justice sociale, à tel point qu’on a pu parler de « philosophie du prolétariat grec » pour les caractériser. Dans l’Empire romain, le terme « Cyniques » désigne tantôt des « bandes » de philosophes errants (qu’on a pu comparer tantôt aux punks, tantôt aux hippies, voire aux altermondialistes), tantôt des lettrés reconnus pour leur talent (à l’image de Lucien de Samosate).

Souvent méprisés ou ignorés par leurs contemporains, les Cyniques auront cependant une grande influence par l’intermédiaire des Stoïciens (avec lesquels ils seront parfois confondus), notamment en ce qui concerne les thèmes de l’indifférence du sage, du cosmopolitisme ou de la vie conforme à la nature (le fondateur du stoïcisme était d’ailleurs un élève de Cratès). Le christianisme assimilera fortement l’idéal cynique de pauvreté (à tel point que les premiers chrétiens — les « Galiléens incultes » — seront parfois confondus avec les Cyniques par leurs adversaires païens !), tout en rejetant fermement l’insupportable impudeur prônée par les Cyniques. La Renaissance et les Lumières verront en Diogène l’idéal du libre penseur, citoyen du monde libre et indépendant, faisant l’apologie de l’état de nature. Au XXème siècle, on a proposé de combattre le cynisme (Zynismus) « sérieux » de l’Allemagne d’après-guerre en faisant retour au cynisme (Kynismus) antique, fait de rire, d’invectives et d’attaques (Sloterdijk).

Aujourd’hui, on doit constater en tout cas que cette dissidence révolutionnaire et contestataire que fut le cynisme ancien a préfiguré une série de thèmes très contemporains tels que le pacifisme, l’égalité entre hommes et femmes, l’agnosticisme, la liberté d’expression, l’opposition à la dictature, etc., des valeurs presque banales de nos jours, mais révolutionnaires dans le contexte gréco-romain.

c) Cyniques et sceptiques : les « principes » philosophiques et les voies de l’ataraxie

Les philosophies sceptique et cynique ont en commun le fait de reposer sur une série de principes, de règles de conduite assez simples qui servent de base à l’ensemble de leur enseignement.

Chez les Sceptiques, ces règles peuvent être reconstituées à partir du témoignage de Timon sur l’enseignement de Pyrrhon.

« Celui qui veut être heureux doit considérer d’abord ce que sont les choses ; en second lieu, quelle disposition (tropos) nous devons avoir envers elles ; enfin, ce qui résulte de cette disposition. Pyrrhon déclare que les choses sont égales et sans différence, instables et indiscernables, et que par conséquent nos sensations et nos opinions ne sont ni vraies ni fausses. Sur le second point il dit qu’il ne faut avoir nulle croyance, mais rester sans opinions, sans inclinations, et être fermes dans ces formules : toute chose n’est pas plus (ou mallon) qu’elle n’est pas ; elle est et elle n’est pas ; ni elle n’est ni elle n’est pas. Sur le troisième point Timon dit que de cette disposition résulteront d’abord l’aphasie et ensuite l’ataraxie. » (Pyrrhon, d’après un fragment de son disciple Timon)

On y pose trois questions : (1) que sont les choses ?; (2) quelle attitude devons-nous avoir envers ces choses ?; (3) que résulte-t-il de cette attitude ? Première question, celle de la « nature » des choses (1) : elles sont — comme la pierre qui est tantôt lourde (dans l’air) tantôt légère (dans l’eau) — instables, indifférentes, indéterminées ; le réel est toujours divers et fuyant. Ainsi c’est la nature même des choses, le fait que « tout est relatif », qui nous conduit à ne pas nous y fier et à reconnaître que nos sensations et nos opinions ne sont ni vraies ni fausses ; c’est l’indifférence des choses elles-mêmes qui conduit à (2) l’indifférence du sage, c’est-à-dire le fait de ne pas avoir de croyance, de rester sans opinion et sans désir, et d’ « être ferme dans ces formules : nulle chose n’est plutôt qu’elle n’est pas ; elle est et elle n’est pas ; ni elle n’est ni elle n’est pas ». Notons qu’on trouve ici une formulation qui correspond au tetralemme bouddhiste (voir ci-dessous) : [(x)] ou [(non-x)] ou [(x) et (non-x)] ou [non-(x et non-x)]. De cette disposition résultent (3) d’abord l’aphasie, c’est-à-dire le silence en tant qu’absence d’affirmation à caractère « définitif », et ensuite l’ataraxie, autrement dit le bonheur du sage qui peut tout supporter.

Les Sceptiques ultérieurs se réclament de Pyrrhon tout en poussant encore plus loin sa méthode : en effet, l’argumentation de Pyrrhon repose encore sur une affirmation initiale, celle de la relativité universelle des choses — d’ailleurs, la plupart des disciples de Pyrrhon semblent avoir malgré tout (afin de ne pas devenir fous ?) privilégié un critère de vérité, le « phénomène » (« ce qui apparaît ») : les choses, même si elles ne « sont » rien de façon absolue, sont telles qu’elles m’apparaissent (cf. les Sophistes). Toutefois, le véritable sceptique considèrera que ce critère de l’apparaître, c’est-à-dire la doctrine selon laquelle il n’y pas d’« être » caché derrière les apparences, est encore une forme de dogmatisme ! « De façon générale, écrira Enésidème, le Pyrrhonien ne détermine rien, pas même cela : que rien n’est déterminé »

En plus d’exercices méditatifs tels que le tetralemme, il s’agit alors de proposer non plus des doctrines affirmatives mais des tropes ou « modes d’argumentation » (des « manières d’appréhender » plutôt que des « lieux » — topoi — argumentatifs) qui aboutissent chaque fois à la suspension intégrale du jugement. Sextus nous apprend qu’Enésidème a dressé une première liste de 10, avant qu’Agrippa n’élabore une liste de 5 tropes (autrement dit 5 manières d’aboutir inévitablement à la suspension du jugement), à savoir le désaccord (la contradiction des opinions — qui entraîne les conflits et la confusion — justifie déjà la suspension du jugement), la régression (toute proposition exige une preuve, et ce à l’infini), l’hypothèse (les raisonnements sont toujours suspendus à une incertitude initiale, on ne sait pas ce que sont les choses « en elles-mêmes »), le cercle vicieux (on justifie cette hypothèse par ses conséquences, par exemple on justifie la valeur de la Raison en ayant recours à un raisonnement), et la relativité (par exemple du jugement à la personne qui juge, ce qui empêche de postuler des principes universels).

Pour bien comprendre ces tropes sceptiques, il faut se souvenir qu’il s’agit de mener un examen complet du problème aboutissant chaque fois à la conclusion selon laquelle il ne reste plus d’autre solution que de suspendre son jugement, ce qui correspond, pour ainsi dire, à une « méditation » purificatrice, dont le but est chaque fois la sereine guérison et la bienheureuse tranquillité de l’âme (l’ataraxie) :

« Celui qui affirme que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu’il considère comme bonnes, il estime qu’il est persécuté par les maux naturels et il court après ce qu’il pense être les biens. Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles plus nombreux du fait qu’il est dans une exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas perdre ce qui lui semble être des biens. Mais celui qui ne détermine rien sur les biens et les maux selon la nature ne fuit ni ne recherche rien fébrilement ; c’est pourquoi il est tranquille. » (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 27-28).

Dans le cas des Cyniques, de même, l’ensemble de la philosophie repose sur quelques règles de conduite simples supposées les mener à l’ataraxie. Cependant, là où les Sceptiques privilégient l’examen réflexif et la méthode intellectuelle, les Cyniques vont mettre en avant des notions à caractère pratique et existentiel. Ces « concepts » cyniques sont l’apathie (apatheia, idéal de sérénité totale qui permet d’affronter l’adversité sans éprouver le moindre trouble, cf. l’ataraxie), l’indifférence (adiaphoria, qui permet de renoncer aux désirs de gloire, de richesse, et même de salut de l’âme), l’endurance (karteria, vie rude et simple qui ramène l’homme au plus près de la nature, passant par des actes de la vie quotidienne et non par des connaissances ou des discours) et l’autarcie (autarkeia, le fait de se suffire à soi-même, privilège de celui qui ne possède rien !).

« Quelqu’un demandait à Cratès quel avantage il pourrait retirer de la philosophie. Cratès lui répondit : Tu pourras délier plus facilement ta bourse et de la main en extraire le contenu pour le distribuer aisément aux autres, non pas comme tu le fais à présent, calculant, hésitant et tremblant comme les gens aux mains nerveuses. Mais si ta bourse est pleine, tu la verras telle, et si elle est vide, tu ne t’en plaindras point. Si tu te proposes de mettre ton avoir à profit, tu pourras facilement le faire et si tu n’as rien, tu ne seras pas dévoré de désirs, mais tu vivras en te contenant de ce qui se présente, sans rêver de biens absents ; en un mot, tu ne seras jamais contrarié par les événements. » (Stobée, IV, 33, 31).

 

Il s’agit chaque fois de pratiquer une ascèse simple, dure et exigeante (qu’on a pu rapprocher de certaines pratiques ascétiques indiennes), en menant une vie faite de frugalité et de pauvreté (se laver à l’eau froide, ne boire que de l’eau, etc.) et en ne craignant pas d’affronter les souffrances (Diogène se roule dans la neige, brûle dans le sable au soleil, etc.), avec l’idée directrice que le véritable bonheur — la vertu, qui, comme chez Socrate, peut s’enseigner et constitue la seule richesse — consiste à se contenter de rien : en effet, à celui qui ne possède rien, on ne peut rien enlever !

De ces règles de conduite, les dieux constituent le modèle théorique (en effet, ils n’ont aucun besoin) et les animaux le modèle pratique (ils se contentent de peu, boivent l’eau à la source, savent s’adapter aux circonstances, etc.), tandis que l’homme (être de tous les désirs, recherchant ce qu’il n’a pas, toujours en train d’espérer et de craindre) est placé au plus bas de la hiérarchie des êtres animés ! Remarquons au passage que les dieux, pour les Cyniques, sont surtout une référence culturelle, dont ils cherchent à se passer dans leur quête de la vertu. Par ailleurs, Héraklès (qui s’oppose aux puissants, préfère l’action aux discours et n’hésite pas à accomplir de basses besognes) et Ulysse (symbole de la ruse, voyageur solitaire et opposé aux jouisseurs prétentieux) sont considérés comme les héros cyniques par excellence.

L’ascèse cynique s’appuie sur une critique du platonisme : pour Antisthène, selon lequel les définitions sont toutes, par nature, des « tautologies » (= fait de dire « la même chose » — tauton : on ne peut rien attribuer à un être que sa nature propre : le bien est le bien, Socrate est Socrate, un chien est un chien, etc.), la vertu ne relève donc pas de la connaissance du bien (comme le voudrait Platon, chez qui celui qui sait ce qu’est le bien ne peut plus faire le mal) mais s’acquiert bien plutôt par l’effort (ponos) et l’exercice (askèsis). Cette critique de la dialectique au nom de l’action est mise en pratique par Diogène dans certaines anecdotes biographiques : face aux arguments de Zénon d’Elée (le disciple de Parménide) contre le mouvement, il se lève et se met à marcher en guise de réponse ; par ailleurs, à Platon qui définit l’homme comme un « bipède sans plumes », Diogène amène un poulet déplumé !

Sans cité (citoyen du monde, exilé volontaire), sans maison (préférant les grottes), refusant la tekhnè (il ne recourt pas à l’agriculture et préfère les aliments crus aux cuits), vivant de mendicité et au jour le jour, récusant les règles élémentaires de la vie en société  (politesse, propreté, discipline, etc.) afin de désinhiber ses semblables, préférant en général la nature (phusis) à la loi (nomos) — parce que la loi du kosmos est au-delà de la loi de la civilisation —, et s’abstenant donc de tout engagement politique (notamment pour ne pas être conduit à faire la guerre), social, professionnel ou même familial, le philosophe cynique veut pour ainsi dire « ensauvager la vie » : s’efforçant, selon la devise de Diogène, de « faire le contraire de tout le monde » (= vivre conformément à la nature), il veut être la « mauvaise conscience » de son époque !

Pour comprendre le sens de cette « ascèse » cynique, il faut se débarasser de la connotation chrétienne de ce terme, qui exclut la jouissance du moment présent et l’hédonisme. Pour les Cyniques, l’ascèse (qui consiste, d’une part, à s’exercer à affronter les souffrances et, d’autre part, à fuir les artifices de la civilisation) est simplement une préparation au bonheur, lequel consiste à ne jouir de rien. Les plaisirs véritables sont faits de sérénité, de liberté, de joie : être couché au soleil, observer le train du monde, ne rien attendre, etc. Il n’y a donc aucune contradiction entre l’ascèse et la jouissance.

C’est au profit de cette ascèse bienfaisante que Diogène veut récuser tous les systèmes, toutes les idéologies. La vocation de la philosophie est de subvertir, de déranger, de choquer, d’aboyer, de mordre, mais chaque fois dans un but pédagogique (et donc philanthropique). Dans une République (dont on ne sait si elle a réellement été écrite) aux antipodes de celle de Platon, véritable manifeste anarchiste avant la lettre, Diogène aurait prôné le renversement systématique de toutes les valeurs en allant jusqu’à légitimer l’anthropophagie et l’inceste, recommandant la communauté des femmes et des enfants, la liberté sexuelle totale, ainsi que le refus des armes et le remplacement de l’argent par des osselets disponibles partout !

Quel que soit le jugement que l’on porte sur ces deux courants philosophiques marginaux, force est de reconnaître la vertu « tonifiante » de ces empêcheurs de penser en rond, qui, à l’image des Sophistes précédant Platon et Aristote, ont servi chaque fois de détonateur et de stimulation critique pour une « grande » pensée systématique : le stoïcisme pour les Cyniques, le néoplatonisme pour les Sceptiques.

d) Deux écoles matérialistes « vaincues » : les Stoïciens et les Epicuriens

Contrairement aux Cyniques et aux Sceptiques, les Stoïciens et les Epicuriens sont deux écoles constituées, dont les enseignements matérialistes ont eu un énorme impact, autant à Athènes que dans l’Empire romain, où ils ont complètement supplanté ceux de l’Académie et du Lycée. Toutefois, ces deux écoles ont connu un destin assez paradoxal à la fin de l’Antiquité puis surtout au Moyen Âge, où ils ont été « vaincus » en retour par le platonisme et l’aristotélisme (dont les doctrines étaient sans doute mieux « exportables » dans les philosophies monothéistes en devenir), et il en résulte que les textes de leurs principaux représentants héllénistiques ne nous sont finalement connus aujourd’hui que de façon très lacunaire, sous forme de fragments et de témoignages, souvent polémiques, à l’image des textes rédigés par ces autres penseurs matérialistes que sont les Présocratiques.

N’oublions jamais que, de même que notre compréhension de Platon ou Aristote serait fort lacunaire si nous n’avions gardé un très grand nombre de leurs traités, notre connaissance de ces penseurs hellénistiques serait fort différente si nous avions conservé les nombreux textes de cette période. A cet égard, les dialogues philosophiques de Cicéron (qui mettent en scène des représentants des diverses écoles) constituent une source majeure mais parfois imprécise.

Par ailleurs, cette époque est caractérisée par la spécialisation de la recherche philosophique, qui devient avant tout, on l’a vu, une quête du bonheur individuel identifié à l’ataraxie. Chaque école (hairesis) va subdiviser son enseignement en fonction de trois champs interdépendants (logique, physique, éthique), les Stoïciens étant les premiers à avoir revendiqué une continuité et une cohérence systématique entre ces trois champs, selon la célèbre métaphore de l’œuf : la logique et l’épistémologie (qui donnent les bases permettant de différencier le vrai du faux dans tous les domaines) correspondent à la coquille, la physique (qui détermine le cadre dans lequel s’accomplit l’existence humaine) au blanc et l’éthique au jaune (ce qui signifie que l’éthique, lieu de la quête du bonheur, est la finalité ultime du système). 

D’un point de vue historique, Epicure a fondé son école, le Jardin, où l’on enseignait rien d’autre que la philosophie du maître, en 306 av. J.-C. à Athènes. Il s’agissait d’une école assez fermée, au sens où l’enseignement s’y écartait volontairement et résolument de toute implication dans les affaires de la cité, mais plutôt ouverte en ce que cette communauté fondée sur l’amitié accueillait aussi des femmes et des esclaves. Epicure ne nous a laissé que trois lettres ainsi que des maximes et des sentences. Le plus célèbre de ses disciples est Lucrèce (Ier siècle av. J.-C.), qui a résumé en vers latins les principes de la physique d’Epicure et transmis sa pensée à Rome.

Quant à l’école stoïcienne, le Portique (Stoa), elle a été fondée par Zénon de Cittium vers 301 av. J.-C. Parmi ses successeurs immédiats, Chrysippe semble avoir été le penseur le plus important du stoïcisme dit « ancien », auquel succèdera le « moyen » stoïcisme (caractérisé par un rapprochement avec certains thèmes platoniciens), représenté notamment par Posidonius (IIè-Ier siècle av. J.-C.), puis enfin le stoïcisme « impérial » ou « romain » (caractérisé par la prédominance quasi exclusive des préoccupations éthiques) qui aura beaucoup d’influence politique et comptera dans ses rangs des personnages aussi divers et célèbres que le conseiller Sénèque (Ier s. ap. J.-C.), l’esclave affranchi Epictète (Ier-IIème s. ap. J.-C.) ou l’empereur Marc-Aurèle (IIè siècle ap. J.-C.).

e) La canonique et la logique : les critères de vérité des Epicuriens et des Stoïciens

Pour Epicure, la logique au sens d’Aristote (art du raisonnement valide et méthodologie de la définition) risque de nous éloigner de la signification « naturelle » du langage et il faut lui préférer une « canonique » (de kanôn, « règle ») dont le but est de déterminer les critères (kritèrion = faculté de discrimination) pour distinguer le vrai du faux. Il y a trois types de critères : les sensations (c’est le critère principal), les préconceptions et les affects.

Pour une pensée matérialiste et empiriste comme celle d’Epicure, le critère, c’est avant tout (1) la sensation (aisthèsis), qui comporte en elle une parfaite clarté ou évidence (enargeia), car elle est toujours vraie et représente fidèlement un objet extérieur qui la cause. Cet « objet extérieur » n’est cependant pas l’objet perçu lui-même mais un ensemble d’« images » qui en proviennent, les eidôla (ou simulacra en latin), qui sont de fines pellicules matérielles constituées d’atomes et projetées à la surface des choses. Bref, si nos sensations sont toujours vraies par rapport à leurs objets, ce sont nos jugements qui rendent possible l’erreur (par exemple si je crois qu’une tour carrée est ronde, ou qu’une corde est un serpent). Pour éviter ou corriger l’erreur, il faut donc s’appuyer sur d’autres sensations qui viennent confirmer ou infirmer le jugement initial.

Les jugements, eux, s’appuient sur (2) des notions préalables (« tour », « carré », « corde », etc.) qui nous permettent de reconnaître les choses et qu’Epicure nomme des préconceptions (prolèpseis), qui, à la différence des Idées de Platon, sont issues de la répétition de plusieurs sensations et non de la saisie intellectuelle d’une notion abstraite, et qui, à la différence de l’induction d’Aristote, ne présupposent pas la présence d’une forme (eidos) dans la chose perçue. Si elles trouvent toutes leur origine dans la sensation, les préconceptions peuvent aussi être dérivées par analogie, ressemblance, composition, raisonnement, etc. Mais pour qu’elles puissent être des critères de vérité, il faut rechercher des préconceptions universelles, communes à tous les individus et tous les peuples (l’homme parle, l’eau est transparente, etc.), ou alors, à défaut, adopter la méthode dite des « explications multiples » ou encore celle de la « non-infirmation » (par laquelle Epicure justifie l’existence des atomes et du vide, voir ci-dessous).

Quant à (3) l’affect ou le sentiment (pathos), il s’agit en premier lieu du plaisir ou de la douleur : à ce niveau également il est impossible de se tromper, ce qui servira de base à l’éthique épicurienne (fondée sur la recherche du plaisir).

Pour les Stoïciens, qui, de façon analogue, prennent pour point de départ la perception sensible, le critère principal de vérité (1) est l’ « impression » (phantasia) laissée à l’âme par un corps, impression qui (contrairement à la sensation chez les Epicuriens) peut être vraie ou fausse et requiert d’emblée, à ce titre, l’assentiment de l’âme. Autrement dit, les Stoïciens ne distinguent pas la sensation et le jugement que nous portons sur celle-ci : nos sensations sont d’emblée mises en forme et en sens par notre âme. Cependant certaines impressions sont tellement « évidentes » qu’elles suscitent nécessairement l’assentiment de l’âme et ce sont ces impressions-là qui constituent le véritable critère (de vérité). La croyance nécessairement vraie qui résulte de ces impressions évidentes par elles-mêmes est appelée « saisie » ou « cognition » (katalèpsis). A ce premier critère, Chrysippe ajoute (2) celui des « notions communes » résultant de l’association de plusieurs impressions évidentes.

Chez l’homme, les impressions peuvent être traduites rationellement, soit dans un langage (logos) qui est « proféré » de façon externe (objet de la rhétorique), soit dans une rationalité (logos) qui demeure « interne » à l’âme (objet de la logique ou, selon la terminologie stoïcienne, de la « dialectique »). La logique est la science de ce qui est susceptible d’être vrai ou faux, c’est-à-dire non pas les choses mais notre discours sur les choses, et en particulier la signification de ce discours, le lekton, « dicible » ou « exprimable » (ce que nous appelons aujourd’hui le « signifié », par opposition au « signifiant »). La logique est importante chez les Stoïciens car elle permet non seulement de raisonner correctement mais aussi de découvrir par là la structure du monde physique, gouverné par le Logos divin, comme on va le voir.

Les Stoïciens poursuivent ainsi le travail d’Aristote dans le domaine de la logique, mais en étendant la structure prédicative (S est P) à une logique propositionnelle (les « propositions » — axiômata — sont des « exprimables » susceptibles d’être vrais ou faux), logique basée non plus sur des catégories (« homme », « blanc », « plus âgé », etc.) mais sur des propositions désignant des actions ou des événements (« Socrate marche », « il pleut », etc.). Là où les prédicats désignent des catégories ontologiques, des états de choses, des essences, les propositions renvoient à des actions, des mouvements, des processus. L’être stoïcien désigne « quelque chose » (ti), un événement qui se passe ici et maintenant.

Les Stoïciens ont ainsi étudié les combinaisons entre ces propositions simples en fonction d’opérateurs qui sont le conditionnel (si p alors q), la conjonction (p et q) et la disjonction (p ou q), à partir desquels ils peuvent déterminer à quelles conditions formelles une proposition complexe (ou composée) telle que « p et q » est vraie. Ils ont notamment mis en avant quelques indémontrables de base (modus ponens : si p alors q, or p, donc q ; modus tollens : si p alors q, or non p, donc non q ; modus ponendo tollens : p ou q, or p, donc non q ; modus tollendo ponens : p ou q, or non p, donc q) permettant de critiquer de nombreux sophismes et raisonnements fallacieux.

f) Les physiques épicurienne et stoïcienne : atomisme et panthéisme

Epicure reprend à son compte l’atomisme matérialiste de Démocrite, selon lequel l’univers est composé uniquement d’atomes et de vide, et régi par un mélange de hasard et de nécessité. Or ces principes, les atomes et le vide, ne sont pas « évidents » car ils échappent à la sensation (qui est pourtant supposée être le critère de vérité principal), mais ils sont « noninfirmés » et leur existence est dérivée d’un raisonnement (ils appartiennent donc au registre des « préconceptions ») selon lequel rien ne naît pas de rien ni ne disparaît complètement (rien ne se perd, rien ne se crée). Et puisqu’il y a du mouvement, ce que nous constatons de façon évidente, il y a du vide (kenos), qui n’est rien d’autre qu’une étendue spatiale inoccupée, qui reçoit le nom de « lieu » (topos) une fois occupée par un corps. Quant aux atomes, il s’agit des composants ultimes de toutes choses, qui ont pour seules propriétés leur forme, leur taille et leur poids. 

Mais Epicure nuance Démocrite sur plusieurs points : si le nombre des atomes est infini, le nombre de formes des atomes est limité ; si les atomes sont insécables physiquement, on doit y distinguer par la pensée des parties « minimales » qui rendent compte de la diversité de leurs formes ; les qualités sensibles des corps ne sont pas « irréelles » comme chez Démocrite, même si elles ne sont que de simples effets « macroscopiques », des accidents résultant de la combinaison des atomes ; enfin et surtout, les atomes ont la possibilité de dévier légèrement de leur trajectoire. Ce dernier point est fondamental : si les atomes se meuvent sans résistance dans le vide, ils ne se rencontreront jamais ; il faut donc poser que chaque atome est capable par lui-même d’opérer une « déclinaison » (clinamen en latin), thèse qui aura des conséquences importante au niveau de l’éthique puisqu’elle garantit rien moins que la liberté humaine dans le mécanisme universel des atomes.

Quant aux dieux, la « préconception » que nous avons d’eux comme des êtres éternels et bienheureux nous oblige à dire qu’ils ne s’occupent pas de l’organisation de l’univers. Si les dieux existent, cela n’implique donc pas la moindre providence divine : ils s’occupent de leur propre bonheur sans se soucier de nous. Et si certaines créatures paraissent trop bien organisées pour admettre cette absence de providence divine, c’est parce qu’elles ont survécu en tant que viables. On retrouve ici, plus développée, l’idée de sélection naturelle déjà présente chez Empédocle.

Par ailleurs, l’âme étant elle aussi matérielle comme le corps, il en résulte qu’elle est destructible au sens où les atomes qui la composent se dispersent à la fin de la vie humaine, idée qui aura également de fortes conséquences du point de vue éthique : si la mort est simplement destruction d’atomes, elle n’est ni à craindre ni à espérer.

La catégorie de base de la physique stoïcienne n’est plus l’atome mais le « quelque chose » (ti), qui désigne les choses particulières, les individus. Parmi les « quelques choses », les seuls « êtres » à proprement parler (c’est-à-dire les seuls capables d’agir et de pâtir) sont les corps. A côté d’eux, il y a des choses qui subsistent mais qui ne « sont » rien indépendamment des corps : les incorporels, dont les Stoïciens distinguent quatre espèces, l’exprimable (qui n’est rien sans le mot dont il constitue la signification), le temps (qui n’est que la « dimension » du mouvement des corps), le lieu (qui ne sub-siste qu’en tant qu’il est occupé par un corps) et le vide (qui n’est vide que parce qu’il n’est pas occupé par un corps). Ce dernier, contrairement à ce que dit la physique d’Epicure, n’est pas à l’intérieur mais à l’extérieur du monde.

Si les corps sont définis comme capables d’agir et de pâtir, ils ont donc un principe actif, qui est appelé le Logos ou Dieu, et un principe passif, qui est appelé ousia ou matière. L’action du premier tend à étendre la matière, d’abord concentrée sur une masse très petite. Cette extension produit les 4 éléments traditionnels, qui vont du plus dense au plus subtil : terre, eau, air, feu. La terre et l’eau sont dits « passifs » car réagissent peu à l’action du principe actif. L’air et le feu sont dits « actifs » parce que leur matière s’est davantage étendue sous l’action du principe actif. Le feu est donc, comme chez Héraclite, l’élément le plus subtil et le plus proche du principe actif.

Les éléments se mélangent ensuite deux à deux et donnent lieu à de nouvelles entités, le souffle (pneuma, terme qui sera traduit en latin par spiritus, « esprit ») constitué de feu et d’air, et la matière constituée d’eau et de terre. Ainsi, le pneuma ou l’« esprit », qui est encore une forme de matière, plus subtile, est la forme que prend le Logos divin lorsque la matière passive a été étendue au maximum, mais il comporte encore en lui une toute petite part du principe passif. Il est traversé par un double mouvement d’intension (sous l’action de l’air) et d’extension (sous l’action du feu), double mouvement qui est appelé le tonos, ou « tension », et qui assure l’équilibre dynamique de l’univers et l’interdépendance de ses parties (sympathie universelle).

On voit comment les Stoïciens cherchent à assurer une continuité entre le principe actif ou divin et le principe passif ou matériel, c’est-à-dire entre la matière et l’« esprit ». Par ailleurs, les Stoïciens sont des défenseurs de la providence divine (le monde est organisé par Dieu dans ses moindres détails, et ce Dieu n’est autre que le Logos, la Raison universelle) et leur doctrine est nommée « panthéisme » (pan = tout ; theos = dieu) parce qu’elle identifie Dieu au monde (ou, plus exactement, à la structure rationnelle du monde), qui est en quelque sorte un être vivant rationnel.

L’action du pneuma peut encore prendre différentes formes selon le degré d’unité qu’elle donne à la matière : la « cohésion » (hexis) appartient à tous les solides, la nature (phusis) à tous les êtres vivants, et l’âme (psukhè) à tous les animaux (= êtres animés). Comme chez Epicure, l’âme n’est pas immortelle et elle se fond dans le pneuma, même si elle peut survivre un certain temps. Par ailleurs, ces degrés d’unité ne doivent pas s’entendre en un sens générique ou spécifique mais ils sont bien le lieu de la différence individuelle : c’est par son âme propre que tel homme diffère de tel autre, c’est par sa nature propre qu’une courgette diffère non seulement d’une aubergine mais aussi d’une autre courgette, et c’est par sa cohésion propre que tel caillou diffère de tel autre.

Ici encore, les Stoïciens cherchent à penser la continuité du pneuma, tout comme ils cherchent à penser celle du Logos divin. Celui-ci se manifeste sous la forme de raisons séminales ou « spermatiques » (logois spermatikoi), qui sont comme les formules rationnelles ou les germes (les gênes !) de chaque être vivant.

Ce processus s’accomplit selon des cycles réguliers : lorsque l’extension de l’univers atteint sa limite, il se produit un « embrasement » (ekpurôsis), une sorte d’« incendie cosmique » dans lequel tout devient feu. La matière se recontracte alors en un point minuscule, les logoi retournent dans le Logos universel et tout recommence exactement comme dans la phase précédente ! Cette théorie de l’éternel retour du même sera reprise par le philosophe allemand Nietzsche, au XIXème siècle, dans un contexte éthique, pour insister sur l’importance que nous devons accorder à chaque instant de notre vie : comment agirions-nous si chacun de ces instants devait se reproduire encore et toujours à l’identique ? Cette pensée de l’éternel retour ne nous obligerait-elle pas à assumer chacun de nos actes, chaque seconde de notre existence ?

g) L’éthique chez les Epicuriens et les Stoïciens : calcul des plaisirs et amour du destin

Nous avons vu que les systèmes (les « œufs ») stoïcien et épicurien ne voient dans la logique (ou canonique) et dans la physique, respectivement, rien d’autre que les bases (la coquille) et le cadre (le blanc) de la vie éthique et de la recherche du bonheur (le jaune).

Ainsi, par exemple, dans le cas d’Epicure, le critère de l’ « affect » (pathos) fonde la recherche du plaisir, la préconception des dieux bienheureux et la « déclinaison » (clinamen) des atomes fondent la liberté humaine, tandis que la dispersion matérielle de l’âme engendre un rapport serein à la mort.

De façon similaire, chez les Stoïciens, la thèse de l’assentiment fonde la liberté humaine, tandis que la providence divine et la sympathie universelle (qui font que le mal n’existe qu’en vue du bien) donnent lieu au fait de supporter la souffrance, à la « vie conforme à la nature », au cosmopolitisme et à l’amour du destin (amor fati).

On résumé souvent la morale d’Epicure au moyen du précepte d’Horace : Carpe diem ! (« Cueille le jour ! », profite du moment présent). L’éthique épicurienne est certes fondée sur le plaisir (hédonè) : plus que tout les autres biens, il est « évident » que le plaisir est bon, donc à rechercher, et que la douleur est mauvaise, donc à fuir ; mais il y a une différence entre les « hédonistes » anciens et les épicuriens : la recherche compulsive du plaisir, caractéristique de l’hédonisme, peut entraîner parfois des douleurs, or il faut fuir la douleur autant qu’il faut rechercher le plaisir. Pour arriver à l’ataraxie (absence de trouble, donc de douleur), l’épicurien, lui, jouit du moment présent (il boit la coupe de vin), mais avec modération et en pensant aux conséquences, pour ne pas souffrir ensuite du plaisir reçu (il évite d’avoir la gueule de bois).

ueule de bois). Il s’agit donc de se livrer à un calcul des plaisirs. Epicure distingue ainsi les plaisirs naturels et nécessaires (par exemple, manger lorsqu’on a faim), les plaisirs naturels mais non nécessaires (par exemple, boire du vin au lieu de boire de l’eau) et les plaisirs ni naturels ni nécessaires (tout ce qui touche, par exemple, au luxe ou à la débauche), ces derniers étant à éviter à tout prix, tandis que les premiers peuvent être poursuivis s’ils sont exempts de douleur

Toutefois certaines souffrances semblent incontournables : vieillesse, maladie, deuil, crainte de la mort. Mais Epicure pense, de façon très optimiste, que toutes les souffrances et les douleurs peuvent toujours être contrebalancées par des plaisirs plus intenses ou même par le souvenir de ceux-ci. Quant à la mort, il s’attache à montrer qu’elle n’est pas à craindre, précisément parce qu’elle consiste en la dispersion totale de l’âme :

« Familiarise-toi avec l’idée que la mort n’est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or la mort est la privation complète de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n’est rien pour nous a pour conséquence que nous apprécions mieux les joies que nous offre la vie éphémère, parce qu’elle n’y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte au contraire le désir d’immortalité. En effet, il n’y a plus d’effroi dans la vie pour celui qui a réellement compris que la mort n’a rien d’effrayant. Il faut ainsi considérer comme un sot celui qui dit que nous craignons la mort, non pas parce qu’elle nous afflige quand elle arrive, mais parce que nous souffrons déjà à l’idée qu’elle arrivera un jour. Car si une chose ne nous cause aucun trouble par sa présence, l’inquiétude qui est attachée à son attente est sans fondement. Ainsi, celui des maux qui nous fait le plus frémir n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n’est pas, et que quand la mort est là nous ne somme plus. La mort n’a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu’elle n’est rien pour les premiers et que les derniers ne sont plus. La foule tantôt fuit la mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme des misères de la vie. Le sage, par contre, ne fait pas fi de la vie et ne craint pas la mort, car la vie ne lui est pas à charge et il ne considère pas la nonexistence comme un mal. » (Epicure, Lettre à Ménécée, 124-126)

En d’autres termes, avant l’heure il n’est pas encore, et après l’heure il n’est plus temps de nous inquiéter de notre mort ! De même, si la religion nous cause de l’inquiétude, il suffit de penser que les dieux ne se soucient pas de nous. Quant à la politique, elle se résume à des conflits, des problèmes et de l’orgueil, et il est préférable de ne pas s’y livrer et de rester entre amis. Et, de façon générale, Epicure rassemblait son éthique dans la formule du « quadruple remède » (tetrapharmakos) : les dieux ne sont pas à craindre, la mort ne crée pas de souci, le bien (plaisir) est facile à obtenir, et le mal (douleur) est facile à supporter…

Là où l’épicurisme apprend à « faire avec » les passions, le stoïcisme veut les dominer. Pour les stoïciens, le bonheur est une attitude de la volonté. Je suis heureux si je décide de ne pas vouloir que les choses soient autres que ce qu’elles sont. Il faut accepter le monde tel qu’il est (c’est l’amor fati, l’« amour du destin ») et vivre en harmonie avec la nature. C’est précisément la définition de la liberté : vouloir ce qui arrive et seulement ce qui arrive. Zénon aurait été le disciple de Cratès le Cynique, ce qui explique la proximité entre morale cynique et morale stoïcienne, à cette différence près que le stoïcisme cherche à concilier la radicalité de la vertu et le conformisme social, d’où une conception très différente de la « conformité à la nature », qui devient ici conformité à la Raison universelle, au Logos divin. 

Tout ce qui arrive dans le monde est conforme au destin (fatum, en latin) : c’est donc une vision « fataliste » du monde. Cela implique-t-il que nous ne sommes pas libres ? Non, car si chacune de nos actions est prise dans un enchaînement de causes et d’effets (le destin), c’est quand même nous qui décidons d’agir de telle ou telle manière dans telle ou telle circonstance. De même que nos impressions ne dépendent pas de nous mais qu’il nous revient de leur donner ou non notre assentiment, de même les circonstances nous donnent (ou non) une impulsion (hormè) qui nous mène à désirer ou à rejeter ce que nous considérons comme bon ou mauvais. Cette impulsion nous porte vers des choses conformes à la nature, c’est-àdire qui nous sont « appropriées », telles que la conservation de soi-même (confort minimum, santé), de son entourage (vivre dans une société juste et libre) et de la communauté universelle des êtres rationnels (cosmopolitisme : les hommes sont égaux car participent tous également à la Raison universelle).

La vertu consiste donc à faire tout ce qui est en notre pouvoir (y compris par l’action politique) pour obtenir ces choses conformes à la nature, ce qui explique qu’il y eût de nombreux politiciens et même un Empereur stoïciens. Par ailleurs, c’est l’effort vertueux luimême qui conduit au bonheur, et non l’efficacité de l’action vertueuse… Ainsi c’est la visée ou l’intention elle-même qui est le but (telos) de l’action, et non la cible ou le but (skopos) au sens d’ « effet » de l’action, dont beaucoup d’aspects ne dépendent pas de nous. Cette distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, que l’on trouve déjà dans le stoïcisme ancien, sera développée par Epictète dans son Manuel :

De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, et les autres n’en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot toutes nos actions. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.

Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut ni les arrêter, ni leur faire obstacle ; et celles qui n’en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères. 

Souviens-toi donc que si tu prends pour libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et pour tiennes en propre celles qui dépendent d’autrui, tu trouveras partout des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu prends pour tien ce qui t’appartient en propre, et pour étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera de faire ce que tu ne veux point, ni ne t’empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n’accuseras personne ; tu ne feras rien, pas la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n’auras point d’ennemi, car il ne t’arrivera rien de nuisible. » (Epictète, Manuel, I, 1, 2, 3)

h) Le néoplatonisme

La dernière grande « école » de philosophie grecque est le néoplatonisme, dont le représentant le plus célèbre est un Egyptien qui a fondé une école de philosophie à Rome, Plotin (IIIème siècle de notre ère). Au début de l’ère chrétienne, en effet, le stoïcisme était encore la philosophie dominante dans l’Empire, mais, peu à peu, certains, comme Plotin, ont voulu en revenir à la philosophie de Platon, en l’adaptant au contexte : recherche d’un point de vue universel, émergence de cultes liés au salut et au bonheur de l’âme individuelle, etc. Il en résulte une synthèse magistrale de la pensée grecque qui se présente comme n’étant rien d’autre que « l’exégèse » de Platon, mais qui inclut également des notions aristotéliciennes et stoïciennes, entre autres, ainsi que des objections sceptiques.

Ainsi, dans une perspective polythéiste, Plotin conçoit un principe, l’Un ou le Père, qui, est au-delà de la multiplicité des dieux, mais qui n’est pas lui-même un « Dieu », d’où le nom d’hénologie donnée à cette doctrine qui n’est pas vraiment une « théologie ». De ce point de vue, notons d’ailleurs que l’Un néoplatonicien est beaucoup plus proche d’une conception indienne, polythéiste, de l’Absolu inconditionné (brahman, voir ci-dessous) que du monothéisme, à tel point que l’on s’est demandé (comme pour Pyrrhon) si Plotin n’a pas été influencé par des doctrines indiennes, hypothèse suggérée par un passage de sa biographie où il est question d’un voyage manqué vers l’Inde et la Perse. Quoi qu’il en soit, la philosophie néoplatonicienne va d’abord être utilisée, tout naturellement, pour faire l’apologie du polythéisme grec contre le monothéisme naissant, auquel il est reproché de confondre le Principe, l’Un, avec un « Dieu artiste » ou un « Démiurge », qui lui est secondaire. Toutefois, d’un point de vue historique, les idées néoplatoniciennes vont surtout avoir un grand impact sur les philosophies monothéistes, puis sur la Renaissance et un certain nombre de philosophes modernes.

Plotin part de l’idée que toute chose aspire à l’unité dont elle provient : tout vient de l’Un et retourne vers l’Un. Tout ce qui est, de la pierre aux Idées, en passant par le corps ou l’âme, doit d’abord être un pour exister. Le mal ou le non-être ne sont rien d’autre, comme l’avait dit Platon, que l’absence du bien ou l’absence de l’être, c’est-à-dire un éloignement par rapport au principe. L’Âme, à un premier niveau, est le principe qui unifie et fait vivre les corps sensibles, elle qui garantit l’équilibre de l’Univers tout entier, auquel elle donne un cadre spatio-temporel. Mais l’Âme n’est pas l’Un, elle est l’unité d’une multiplicité d’âmes individuelles, qui font vivre les corps animés, et elle se distribue dans l’univers sous la forme des « raisons séminales » stoïciennes. De plus, tant au niveau universel qu’au niveau individuel, l’âme est composée de plusieurs parties (végétative, sensitive, rationnelle).

Au-delà de l’Âme, il y a un l’Intellect, qui constitue un niveau d’unité supérieur. En fait, tout ce que l’Âme contient sur un mode extensif (spatio-temporel), l’Intellect l’accomplit sur un mode intensif, qu’il s’agit de se représenter par la seule pensée, en retranchant tout ce qui est spatial, temporel, corporel, etc. Ce niveau est celui de l’Être de Parménide, des Idées de Platon ou du Dieu d’Aristote. C’est le niveau des « dieux intelligibles », où tout est parfait, lumineux, hors du temps et de l’espace. L’Intellect pense toutes les idées en même temps et il est à la fois Pensée et Être : sans la pensée, l’être n’existerait pas, et sans l’être, la pensée serait vide. Mais ce faisant, cet Intellect éternel est encore deux : il est pensée et chose pensée (être), pour ainsi dire « sujet » (intellect) et « objet » (intelligible). De plus, il est multiple, et même infini (Plotin est le premier penseur à donner une connotation positive à la notion d’infinité), lui qui est traversé par la multiplicité infinie des Idées, chacune de ces dernières étant conçue sur le même modèle, comme un intellect qui se pense lui-même.

Il faut donc, si l’on veut appréhender l’Un véritable, rechercher un niveau d’unité suprême, qui est au-delà de l’Être, au-delà de la Vie et de la Pensée : l’Un-en-tant-qu’Un. Un tel principe, « ineffable » (qui ne peut être dit ni pensé, c’est-à-dire qui ne peut recevoir aucune détermination, sans quoi il deviendrait multiple), ne peut être appréhendé que sur un mode négatif, en disant tout ce qu’il n’est pas : il n’est pas l’Être, la Vie ou la Pensée, mais chaque fois « au-delà ». Cette méthode négative (la via negativa) — qui s’appuie sur le Parménide (dialogue où Platon cherchait à appréhender la notion d’unité selon diverses perspectives) et la République (où Platon voyait dans le Bien « au-delà de l’essence » l’Idée suprême) — sera reprise par les grands mystiques, notamment chrétiens, si bien que de nombreux historiens considèrent Plotin comme le « père de la mystique occidentale ». S’il arrive aussi de parler de l’Un de façon positive, précise encore Plotin, c’est toujours sur le mode du « comme si » (nous lui attribuons des déterminations qu’il n’a pas mais dont il est la condition) : ainsi, par exemple, nous pouvons dire que l’Un est libre plutôt qu’esclave, non parce qu’il est « libre » en lui-même (l’Un est « au-delà » de la Liberté), mais parce qu’il est ce qui rend possible la liberté. En d’autres termes, le Principe est nommé à partir de ce qu’il suscite de meilleur dans ses dérivés.

Ce mouvement de conversion vers l’Un, dont le moteur est érôs (l’amour platonicien, voir ci-dessus), ramène donc le centre individuel de l’âme vers le centre universel, dans un mouvement de concentration/purification méditative qui rappelle encore, par certains traits, les philosophies indiennes. Ce mouvement de conversion répond à un mouvement en sens inverse, celui de la procession du Multiple hors de l’Un, dont la première étape est l’Intellect, identifié à l’Être, et la seconde l’Âme, principe de Vie. En d’autres termes, si nous devons nous « purifier » et nous convertir vers l’Un, c’est parce qu’il s’agit de la source de toutes choses.

ses. Dans un premier temps, l’Un « engendre » (éternellement !) l’Intellect lorsqu’il cherche à se connaître lui-même. Se séparant de lui-même, il devient double, pensée (intellect) et chose pensée (intelligible). Mais on peut dire aussi que c’est l’Intellect qui s’autoconstitue comme objet intelligible, si on envisage les choses du point de vue de la « seconde » hypostase. C’est que l’Intellect se met à exister en se séparant de l’Un, en se faisant autre que lui, à travers la multiplicité des Idées qui sont comme autant de points de vue intellectuels sur l’Un. La pensée est donc le fruit d’un écart, d’une « audace ». 

Ce mouvement « audacieux » de la procession est poursuivi par l’Âme, qui, n’arrivant pas à saisir la totalité intellectuelle en une fois, est obligée de la saisir sur le mode de la succession spatiale et temporelle. En contemplant l’Intellect, l’âme tombe pour ainsi dire « enceinte » des raisons séminales (logoi spermatikoi), dont elle se sert pour façonner le monde sensible, bref pour agir, pour produire, pour créer. Ce déploiement spatio-temporel des idées s’exprime dans les discours, les mythes, les raisonnements (tous des « logoi »), mais aussi dans les corps sensibles et même dans l’activité de la Nature (phusis), qui crée aussi en contemplant les Idées.

Notons ici que Plotin revient sur la condamnation platonicienne de la mimèsis, en donnant à l’artiste une fonction de médiateur entre l’intelligible et le sensible ; ainsi, dit-il,

« si quelqu’un méprise les arts sous prétexte que c’est en imitant la nature qu’ils produisent, il faut d’abord lui dire que les réalités naturelles sont aussi des imitations ; ensuite il faut qu’il sache que les arts ne se bornent pas à imiter ce qu’on voit, mais qu’ils sont à la poursuite des raisons dont est faite la nature. Ajoutons encore que les arts produisent beaucoup de choses par eux-mêmes et que, possédant la beauté, ils suppléent les défauts des choses. Car ce n’est pas pour avoir contemplé quelque chose de sensible que Phidias a sculpté son Zeus, mais parce qu’il l’a saisi tel qu’il serait s’il consentait à paraître à nos regards. » (Plotin, Ennéades, V, 8 [31], 1, 33-39)

L’art n’est donc pas une « imitation d’imitation » comme le voulait Platon, mais bien un processus fondé sur l’expressivité et analogue à la Nature : tout comme l’Âme de l’univers crée les objets sensibles en contemplant les objets intelligibles, de même l’artiste cherche à « saisir » l’Idée à travers une représentation sensible.

Finalement, le double mouvement, entre procession et conversion, praxis et theoria, logos et erôs, garantit un équilibre et une continuité entre l’Un et le Multiple, tout en permettant à chaque « hypostase » (niveau de réalité intérieur et extérieur) d’être relativement autonome. Il s’agit d’un double dynamisme en lequel mystique et métaphysique coïncident, les « trois hypostases » (expression que l’on doit en réalité au disciple de Plotin, Porphyre, 234-305) correspondant autant à des degrés de « réalité » qu’à des niveaux d’intériorité « spirituelle »

Les idées néoplatoniciennes vont être diffusées dans le moyen âge chrétien, mais sans que leurs auteurs (Plotin, Porphyre, mais aussi Proclus et Damascius au Vè siècle, dont la pensée est plus « religieuse » que celle de leurs prédécesseurs) soient cités explicitement, notamment par l’intermédiaire de saint Augustin, et elles circuleront dans le monde arabe sous la forme de traités anonymes attribués à Aristote (par exemple, un traité intitulé la Théologie d’Aristote).

Il suffira aux philosophes monothéistes, juifs, chrétiens et arabes, de dire que l’Un n’est autre que Dieu, que l’Intellect n’est autre que la pensée divine ou le « Verbe » créateur, et que l’Âme n’est autre que la Nature ou le Monde, pour adapter ces idées dans le contexte théologique qui est le leur, en interprétant la « procession » néoplatonicienne comme une émanation/création divine. L’identification de l’Intellect au « Verbe » est d’ailleurs facilitée par le fait que Plotin considère le Logos comme un « acte » (energeia), par lequel le Multiple procède (éternellement) de l’Un. Le logos néoplatonicien, sous toutes ses formes (langage, raison séminale, acte, etc.), est en quelque sorte « l’expression » multiple de l’Un dans sa procession vers le Multiple.

L’idée centrale des philosophes monothéistes, à travers ces « récupérations » de la pensée grecque, consistera à dire que les philosophes (Platon et Aristote, en particulier, qui sont les grands représentants du logos grec) ont anticipé ou reconnu la Vérité du Livre sans en être conscients, en utilisant des moyens exclusivement rationnels. Assimiler les philosophies de Platon ou d’Aristote, par l’intermédiaire de la pensée néoplatonicienne, c’est donc « démontrer » que la révélation trouve sa confirmation dans l’exercice de la raison. Cette constante tentative pour accorder la foi et la raison jouera un grand rôle dans le devenir et l’héritage du logos dans les monothéismes…  

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