- Cours de philosophie – Joachim LACROSSE
- Support écrit (SE)
- (notes provisoires, octobre 2013)
Socrate et Les Socratiques
Socrate
D’un certain point de vue, Socrate est lui aussi un Sophiste (peut-être même le plus redoutable d’entre eux !), car il part des mêmes prémisses (primauté de l’âme humaine et du langage), mais il s’oppose aux Sophistes, d’un point de vue pratique en ne faisant pas payer ses leçons, et d’un point de vue doctrinal en professant qu’il existe malgré tout des vérités morales telles que le « bien » ou le « juste ».
N’ayant rien écrit, il nous est connu par les témoignages de ses contemporains, parmi lesquels celui du poète comique Aristophane (dans Les Nuées) diffère de tous les autres en le présentant, d’une part, comme un Sophiste faisant triompher par la persuasion l’impudeur et l’irrespect (alors que Socrate passe pour avoir été l’adversaire des Sophistes) et, d’autre part, comme un personnage ridicule perché sur une nacelle et perdu dans la contemplation des étoiles (alors qu’il entend dépasser le questionnement des Physiciens pour se centrer sur les questions morales et éthiques). Ce témoignage est aux antipodes du portrait de Socrate qui a été dressé par ses disciples, Platon et Xénophon en tête.
En vérité, le personnage de Socrate est surtout un modèle controversé, celui du philosophe par excellence, célébré à toutes les époques par des philosophes divers revendiquant son héritage. Il fût condamné à mort en 399 av. J.-C., accusé par les Athéniens d’avoir cherché à introduire de nouveaux dieux (cette accusation d’impiété est très grave dans la société athénienne, où la religion a avant tout une fonction de cohésion sociale) et de corrompre la jeunesse. Socrate, en effet, prétendait entendre la voix d’un démon (qu’il appelle parfois « le dieu », mais qui n’est autre que sa conscience morale), et il semble que certains de ses disciples, notamment Alcibiade, se soient distingués par leurs frasques. Ayant le choix de s’exiler, comme d’autres avant lui, il acceptera cependant la mort en disant que l’intérêt général et le « bien commun » (incarnés par les lois de la Cité athénienne) passent avant l’intérêt et le bien individuels. Cultiver la vertu commence donc par le respect des lois collectives.
Socrate, qui ne se présente pas comme un professeur mais comme quelqu’un qui veut apprendre quelque chose de la personne avec laquelle il s’entretient, se donne pour tâche d’aller trouver tous les gens qui se prétendent « sages », Sophistes en tête, et à leur montrer qu’ils en savent beaucoup moins que ce qu’ils disent, en les obligeant à définir très précisément tous les mots qu’ils emploient au moyen de la question « qu’est-ce que (ti esti) ? ». Ainsi l’artisan, le politicien, le médecin ou encore le Sophiste, interrogés par Socrate, s’avèrent-ils incapables de définir l’objet de leur savoir.
Voici un bref aperçu de ce à quoi ressemble un dialogue socratique. Socrate questionne, flatte même son orateur, jusqu’à ce que celui-ci s’aperçoive qu’il se contredit ou répond à côté de la question. Il s’agit de définir, avec Hippias, ce qu’est la beauté :
« Socrate : dis-moi maintenant ce que c’est que le beau. — Hippias : le questionneur, n’est-ce pas, Socrate, veut savoir quelle chose est belle ? — Socrate : je ne crois pas, Hippias, il veut savoir ce qu’est le beau. — Hippias : et quelle différence y a-t-il de cette question à l’autre ? — Socrate : tu n’en vois pas ? — Hippias : je n’en vois aucune. — Socrate : il est évident que tu t’y entends mieux que moi. Néanmoins, fais attention, mon bon ami : il ne te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu’est le beau. — Hippias : je comprends, mon cher ami : je vais lui dire ce que c’est que le beau, et il n’aura rien à répliquer. Tu sauras donc, puisqu’il faut te dire la vérité, que le beau, c’est une belle jeune fille. — Socrate : par le chien, Hippias, voici une belle et brillante réponse. Si je réponds ainsi, aurai-je répondu juste à la question, et n’aura-t-on rien à répliquer ? — Hippias : comment le ferait-on, Socrate, puisque tout le monde pense de même, et que ceux qui entendront ta réponse te rendront tous témoignage qu’elle est bonne ? — Socrate : permets, Hippias, que je prenne à mon compte ce que tu viens de dire. Lui va me poser la question suivante : allons, Socrate, réponds. Toutes ces choses que tu qualifies de belles ne sauraient être belles que si le beau en soi existe ? Pour ma part, je confesserai que, si une belle fille est belle, c’est qu’il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses. » (Platon, Hippias majeur, 287d sq.)
On comprend qu’une telle radicalité, par laquelle Socrate tournait en ridicule les personnages les plus en vue de la cité, n’a pas dû plaire à tout le monde ! C’est ce qu’on appelle l’« ironie » socratique : je ne sais pas, mais toi, tu sais. En conséquence de quoi l’Oracle de Delphes (sur le fronton duquel était inscrite la maxime qui allait devenir celle de Socrate : Connais-toi toi-même) aurait dit à l’un de ses amis que Socrate était le plus sage des hommes, lui qui déclarait pourtant ne rien savoir. Mais lui, au moins, savait qu’il ne savait rien.
La mère de Socrate était une sage-femme, et Socrate entendait pratiquer le même métier en faisant accoucher les âmes pour les aider à acquérir une meilleure connaissance de soi. C’est ce qu’on appelle la maïeutique (art d’accoucher), qui a été interprétée de deux façons par la postérité : soit on entend par là (comme Platon) qu’il s’agit de « faire sortir » de l’âme tout ce qui n’est que préjugé et opinion, afin de se purifier par la redécouverte de sa propre ignorance (la métaphore n’est pas très flatteuse pour les nouveaux-nés !) ; soit on y voit (comme de nombreux commentateurs et pédagogues) l’idée selon laquelle la vraie connaissance vient de l’intérieur et qu’il s’agit alors, pour l’âme, de « faire sortir » ou d’enfanter des choses qu’elle sait déjà (idée qui se rattache au thème platonicien de la « réminiscence » — voir ci-dessous).
Comparé chez Platon à une torpille qui s’échappe des filets de pêche, ou encore à un taon qui pique là où ça fait mal, Socrate a une démarche très concrète qui s’apparente à la fois à celle d’un pédagogue et d’un thérapeute. Son point de départ, c’est tout le monde, et n’importe qui : l’artisan, le pilote, l’esclave, le médecin… C’est, de façon très pragmatique, à partir du bavardage environnant, de la communication omniprésente, que Socrate entend, par le jeu purificateur des questions et des réponses, faire émerger l’essence des choses.
Dans quel but ? Le bonheur, pardi ! L’homme heureux étant, par définition, celui qui possède le « bien », celui-ci doit être défini en retour comme l’objet du désir de tout homme. Or les hommes n’arrivent pas (comme le voudrait Protagoras) à se mettre d’accord sur ce qu’est le bien : est-ce le plaisir, la richesse, l’utile, la sagesse, etc. ? Il faut donc mettre au point une « science du bien » (une « agathologie ») qui, seule, rendra les hommes heureux. Car Socrate est convaincu que, si l’on fait le mal, c’est involontairement, par ignorance du Bien, parce que l’on recherche son bonheur là où on ne le trouvera pas. Celui qui sait ce qui est juste fera ce qui est juste.
Pour Socrate, le dialogue en vue de consolider la vertu (c’est-à-dire la maîtrise de notre nature aveugle) et de chercher ainsi le bien vise donc rien moins que le bonheur, lequel s’identifie finalement au fait de poser des questions pour reconnaître sa propre ignorance. En d’autres termes, les questions sans réponse sont capables par elles-mêmes de nous rendre vertueux, et par là même heureux.
« Tant que j’aurai un souffle de vie, tant que j’en serai capable, soyez sûrs que je ne cesserai pas de philosopher, de vous exhorter, de faire la leçon à qui de vous je rencontrerai. Et je lui dirai comme j’ai coutume de le faire : « Quoi ! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l’accroître le plus possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs. Quant à ta raison, quant à la vérité, quant à ton âme, qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes pas ! Et si quelqu’un vous conteste, s’il affirme qu’il en a soin, ne croyez pas que je vais le lâcher et m’en aller immédiatement ; non, je l’interrogerai, je l’examinerai, je discuterai à fond. Alors s’il me paraît certain qu’il ne possède pas la vertu, quoi qu’il en dise, je lui reprocherai d’attacher si peu de prix à ce qui en a le plus, tant de valeur à ce qui en a le moins. Jeune ou vieux, quel que soit celui que j’aurai rencontré, étranger ou concitoyen, c’est ainsi que j’agirai avec lui ; et surtout avec vous, mes concitoyens, puisque vous me tenez de plus près par le sang. Car c’est là ce que m’ordonne le dieu, entendez-le bien ; et de mon côté, je pense que jamais rien de plus avantageux n’est échu à la cité que mon zèle à exécuter cet ordre. Ma seule affaire, en effet, c’est d’aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne que possible ; oui, ma tâche est de vous dire que la fortune ne fait pas la vertu, mais que de la vertu provient la fortune et tout ce qui est avantageux, soit aux particuliers, soit à l’Etat. » (Platon, Apologie de Socrate, 29d-30b).
c) Les Socratiques
On désigne par ce terme une série de courants philosophiques « marginaux », fondés par des disciples de Socrate dont la pensée ne nous est parvenue que de façon très incomplète. En plus de son disciple le plus célèbre, Platon, Socrate avait pour compagnons de route Antisthène (aîné de Platon et fondateur présumé du courant dit des « Cyniques », dont il sera question plus loin, voir ci-dessous), Xénophon (par lequel nous connaissons un peu mieux le personnage de Socrate), ainsi que Euclide de Mégare (fondateur de l’école dites des « Mégariques », dont Eubulide et Clinomaque, au IVè s., et Diodore Cronos, aux IVè-IIIè s., sont les autres représentants) et Aristippe de Cyrène (le premier des « Cyrénaïques », suivi par son petit-fils portant le même nom).
Les Mégariques sont réputés pour avoir exploré le fonctionnement et les limites de la raison humaine (logos), au moyens de paradoxes et d’analyses logiques. Certains de ces « paradoxes logiques » apparaissent certes plutôt comme des jeux de mots ou de simples sophismes, tel celui du « Cornu » : « Ce que tu n’as pas perdu, tu l’as. Or tu n’as pas perdu de cornes. Donc tu as des cornes »
Le plus célèbre de ces paradoxes, toutefois, donne à penser en ce qu’il pose un véritable problème logique. C’est le paradoxe du « Menteur » : si je dis « Je mens », cet énoncé est-il vrai ? Si oui, alors je mens, donc il est faux. Si non, alors je dis peut-être la vérité, etc. Ce paradoxe intemporel, encore étudié par les logiciens contemporains, met en évidence la dimension « performative » du langage, la question de savoir ce que je « fais » en parlant. Il est également connu dans une variante « crétoise » : « Tous les Crétois sont des menteurs », énoncée par un… Crétois.
Par ailleurs, les Mégariques auraient mis au point, à la suite de la logique prédicative d’Aristote (fondée sur des attributs ou « prédicats », voir ci-dessous), une logique propositionnelle, qiu sera développée ensuite par les Stoïciens (et fondée sur des « propositions », voir ci-dessous), en définissant certaines constantes logiques telles que l’implication (p > q = « si p, alors q »), ainsi que des notions modales (possible, impossible, nécéssaire, non nécessaire, etc.) Par ailleurs, ils ont émis une série de critiques des autres courants philosophiques mettant notamment en évidence les contradictions internes de leurs raisonnements, à l’instar de Zénon d’Elée (voir ci-dessus).
Les Cyrénaïques, eux, sont connus comme les promoteurs d’une philosophie hédoniste beaucoup plus radicale que l’épicurisme (voir ci-dessous) en ce qu’elle fait passer le plaisir du corps avant celui de l’âme. En réalité, seul le plaisir vécu dans l’instant est proprement un plaisir. La vertu, pour eux, ne consiste pas dans l’abstinence mais bien dans la maîtrise des plaisirs. Quant à la connaissance, ils la considèrent comme entièrement subjective, car nous ne pouvons saisir la réalité que par l’intermédiaire de nos « affections » (pathè, pluriel de pathos).