Les philosophes grecs classiques: La rupture sophistique

  •  Cours de philosophie – Joachim LACROSSE
  • Support écrit (SE)
  • (notes provisoires, octobre 2013) 

Les philosophes grecs classiques:  La rupture sophistique

Athènes est souvent considéré comme le lieu de naissance de la démocratie ou « gouvernement du peuple » (au Vè s. av. J.-C.). En réalité, les citoyens n’y représentaient qu’une petite partie de la population réelle, mais il est vrai que le pouvoir y était plus partagé que dans la civilisation aristocratique en plein déclin : on y réglait les litiges devant des tribunaux et on y prenait les décisions importantes suite à une délibération collective. La loi du plus fort, ou du plus riche, y était remplacée par celle du plus grand nombre.
Dans ce contexte juridique et politique, la parole est devenue très importante (il faut persuader, expliquer, argumenter), et l’homme est au centre de la réflexion. Ainsi, les Sophistes et Socrate rompent à la fois avec la pensée mythique (qui explique tout en ayant recours à des généalogies divines) et avec la pensée des physiciens (qui se tournent d’abord vers les lois de l’univers). Mythe et cosmologie sont ainsi supplantés par l’anthropologie, la psychologie et la théorie du langage. L’homme doit se connaître lui-même en tant que « microcosme » avant de se tourner vers les dieux ou vers l’univers (= le « macrocosme »).
Le terme « Sophiste », suite aux critiques de Socrate, Platon et Aristote, est devenu largement péjoratif : il désigne un marchand de savoir, un pseudo-savant qui ne vise que le profit personnel en enseignant la rhétorique, c’est-à-dire l’art de persuader n’importe qui à propos de n’importe quoi. Quant au terme « sophisme », il désigne un raisonnement qui a l’apparence de la vérité mais qui parvient surtout à dissimuler l’erreur logique qu’il contient. C’est principalement dans le but de réfuter systématiquement les sophismes qu’Aristote a mis au point sa logique prédicative (voir ci-dessous).
Pour donner une idée de ce que sont les sophismes, racontons une anecdote à propos de Corax et Tisias, deux rhéteurs siciliens — le maître et le disciple — qui passent pour les inventeurs de la rhétorique, l’art de bien parler et de convaincre tout interlocuteur. Au terme de son enseignement, le professeur est capable de prouver qu’il doit obtenir un salaire (car il a rempli son contrat en apprenant la rhétorique à Tisias) tandis que l’étudiant est capable de prouver exactement le contraire (car, s’il a vraiment appris la rhétorique, il doit être capable de persuader son maître de ne pas accepter de salaire) ! (Corax soutient également qu’il doit être payé si Tisias n’arrive pas à le persuader d’y renoncer, tandis que Tisias soutient que, s’il n’y arrive pas, c’est que Corax n’a pas rempli son contrat… et ne doit donc pas être payé). Paradoxe apparemment insoluble, mais qui s’explique par l’existence de deux critères de rémunération très différents : le travail presté par le professeur, d’une part, et les compétences acquises par l’étudiant, d’autre part.
On a reproché aux Sophistes d’avoir promu l’éloquence pour elle-même. Il est vrai que ces professeurs, qui faisaient partie de la classe moyenne, faisaient payer leurs cours et constituaient à ce titre les premiers enseignants professionnels. Il est vrai aussi que les démagogues et les beaux parleurs ont très vite précipité le déclin de la démocratie athénienne. Dans leurs écoles, les Sophistes apprenaient à défendre indifféremment une thèse et la thèse contraire (c’est le sens de l’éristique, art de la controverse), sans autre finalité que la persuasion elle-même. Mais il semble aussi que les premiers Sophistes (qui, ne l’oublions pas, sont surtout connus par l’intermédiaire de leur farouche adversaire Platon) visaient surtout à former et éduquer les citoyens d’Athènes. Il convient donc de les « réhabiliter » en tant que représentants de la première école de pensée humaniste et démocratique.
C’est le cas, en particulier, du plus célèbre d’entre eux, Protagoras. Il est l’auteur d’une thèse célèbre, selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont en tant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas », thèse dont il résulte une série de conséquences : relativisme, conventionnalisme, utilitarisme et agnosticisme.
Du point de vue de la connaissance, tout d’abord, il apparaît que la vérité est toujours relative à celui qui parle, d’où une forme de « perspectivisme » et de « phénoménisme » dans la conception protagoréenne de la vérité. Ainsi, un homme malade aura froid là où un homme en bonne santé aura chaud. Aucun des deux ne dit vrai, il n’y a pas de vérité indépendante de ce qui leur apparaît à chacun. De même, si les physiciens sont tous en désaccord sur ce qu’il faut entendre par phusis, c’est parce qu’ils ne font qu’exprimer la façon dont l’univers apparaît à chacun d’entre eux. Et, de façon générale, toute vérité est antilogie, ce qui veut dire que nous pouvons tenir à tout propos deux discours contradictoires (majorité/opposition dans le contexte de l’assemblée, défense/partie civile dans le cadre d’un procès, etc.). Cette thèse rappelle évidemment la pensée d’Héraclite, mais elle fait aussi écho à celle de Parménide : si l’on ne peut dire le non-être, alors tout ce que l’on peut dire « est » !
Ensuite, du point de vue politique, la vérité collective n’est rien d’autre que ce sur quoi la majorité tombe d’accord, c’est-à-dire une convention. C’est la thèse du « discours fort » : la « loi du plus fort » est celle de la majorité (thèse que d’autres Sophistes utiliseront plus tard pour démontrer, au contraire, que les conventions sont la justice du faible et que, par nature, les plus forts doivent dominer les plus faibles). Pour Protagoras, le domaine politique est différent du domaine technique en ce qu’il n’est pas réservé à des spécialistes, et cela implique donc de mettre l’accent sur l’éducation des citoyens, dès l’adolescence, afin de développer leur aptitude à la prise de décision collective.
Néanmoins, si tout est relatif au sujet qui parle et si toute vérité collective est convention, cela ne veut pas dire que toutes les opinions ou toutes les lois se valent. De même qu’il vaut mieux être en bonne santé qu’être malade (et se laisser persuader de prendre un remède plutôt que de ne pas en prendre !), certaines opinions et certaines lois sont meilleures (bien que ni plus vraies ou plus fausses) que d’autres en ce qu’elles sont bénéfiques, c’est-à-dire utiles à l’individu ou au corps social. L’utilitarisme est ainsi la troisième conséquence de la thèse de « l’homme-mesure ».
Quatrième conséquence, l’agnosticisme (c’est-à-dire le fait de ne pas choisir entre la croyance et l’incroyance religieuse), exprimé dans un des rares fragments conservés de Protagoras :

 

« Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas, pas plus que ce qu’ils sont quant à leur aspect ; bien des choses empêchent de le savoir, d’abord leur invisibilité, ensuite la brièveté de la vie humaine » (Protagoras, fragment 3).

 

Gorgias, représentant de la sophistique littéraire et spéculative, antérieur chronologiquement à Protagoras, est l’auteur de discours célèbres où il tentait de démontrer la puissance du langage en défendant des causes apparemment désespérées. Ainsi, dans son Eloge d’Hélène de Troie, il prend la défense de la célèbre femme adultère en montrant qu’elle n’est qu’une victime de la toute-puissance du discours (Logos) que lui tient le beau Pâris. Gorgias présente aussi le Sophiste comme un magicien, capable d’envoûter les âmes par la parole. La persuasion, selon lui, n’est pas bonne ou mauvaise en elle-même, tout dépend de l’utilisation qu’on en fait.
Par ailleurs, dans son Traité du non-être, Gorgias émet trois propositions : 1) Il n’y a rien :

 

« S’il y a quelque chose, ce sera l’être ou le non-être, ou à la fois l’être et le non-être. Mais d’un côté, l’être n’est pas, comme il l’établira, non plus que le non-être, comme il le confirmera ; non plus encore que l’être en même temps et le non-être, comme la suite le montrera. Il n’y a donc rien » (Gorgias, d’après Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, 65).

 

2) S’il y avait quelque chose, on ne pourrait pas le connaître par la pensée ;
3) Si même on pouvait le connaître, on ne pourrait pas le communiquer par un discours.
Ainsi il établit successivement (contre Parménide, et dans un texte teinté de scepticisme, voir ci-dessous) 1) l’existence du non-être; 2) la différence entre la chose et la pensée de la chose ; 3) la différence entre la pensée de la chose et le discours sur la chose. Cette séparation du réel, de la pensée et du langage obligera les philosophes des périodes classique et hellénistique à déterminer très précisément leurs rapports, enrichissant encore un concept de Logos qui devient désormais l’un des objets principaux de l’attention des philosophes. En effet, il convient de rappeler que, sans le défi majeur lancé par la sophistique, les philosophies de Socrate, Platon et Aristote n’auraient jamais atteint le degré de précision qui est le leur.

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