a) La rupture sophistique
Athènes est souvent considéré comme le lieu de naissance de la démocratie ou « gouvernement du peuple » (au Vè s. av. J.-C.). En réalité, les citoyens n’y représentaient qu’une petite partie de la population réelle, mais il est vrai que le pouvoir y était plus partagé que dans la civilisation aristocratique en plein déclin : on y réglait les litiges devant des tribunaux et on y prenait les décisions importantes suite à une délibération collective. La loi du plus fort, ou du plus riche, y était remplacée par celle du plus grand nombre.
Dans ce contexte juridique et politique, la parole est devenue très importante (il faut persuader, expliquer, argumenter), et l’homme est au centre de la réflexion. Ainsi, les Sophistes et Socrate rompent à la fois avec la pensée mythique (qui explique tout en ayant recours à des généalogies divines) et avec la pensée des physiciens (qui se tournent d’abord vers les lois de l’univers). Mythe et cosmologie sont ainsi supplantés par l’anthropologie, la psychologie et la théorie du langage. L’homme doit se connaître lui-même en tant que « microcosme » avant de se tourner vers les dieux ou vers l’univers (= le « macrocosme »).
Le terme « Sophiste », suite aux critiques de Socrate, Platon et Aristote, est devenu largement péjoratif : il désigne un marchand de savoir, un pseudo-savant qui ne vise que le profit personnel en enseignant la rhétorique, c’est-à-dire l’art de persuader n’importe qui à propos de n’importe quoi. Quant au terme « sophisme », il désigne un raisonnement qui a l’apparence de la vérité mais qui parvient surtout à dissimuler l’erreur logique qu’il contient. C’est principalement dans le but de réfuter systématiquement les sophismes qu’Aristote a mis au point sa logique prédicative (voir ci-dessous).
Pour donner une idée de ce que sont les sophismes, racontons une anecdote à propos de Corax et Tisias, deux rhéteurs siciliens — le maître et le disciple — qui passent pour les inventeurs de la rhétorique, l’art de bien parler et de convaincre tout interlocuteur. Au terme de son enseignement, le professeur est capable de prouver qu’il doit obtenir un salaire (car il a rempli son contrat en apprenant la rhétorique à Tisias) tandis que l’étudiant est capable de prouver exactement le contraire (car, s’il a vraiment appris la rhétorique, il doit être capable de persuader son maître de ne pas accepter de salaire) ! (Corax soutient également qu’il doit être payé si Tisias n’arrive pas à le persuader d’y renoncer, tandis que Tisias soutient que, s’il n’y arrive pas, c’est que Corax n’a pas rempli son contrat… et ne doit donc pas être payé). Paradoxe apparemment insoluble, mais qui s’explique par l’existence de deux critères de rémunération très différents : le travail presté par le professeur, d’une part, et les compétences acquises par l’étudiant, d’autre part.
On a reproché aux Sophistes d’avoir promu l’éloquence pour elle-même. Il est vrai que ces professeurs, qui faisaient partie de la classe moyenne, faisaient payer leurs cours et constituaient à ce titre les premiers enseignants professionnels. Il est vrai aussi que les démagogues et les beaux parleurs ont très vite précipité le déclin de la démocratie athénienne. Dans leurs écoles, les Sophistes apprenaient à défendre indifféremment une thèse et la thèse contraire (c’est le sens de l’éristique, art de la controverse), sans autre finalité que la persuasion elle-même. Mais il semble aussi que les premiers Sophistes (qui, ne l’oublions pas, sont surtout connus par l’intermédiaire de leur farouche adversaire Platon) visaient surtout à former et éduquer les citoyens d’Athènes. Il convient donc de les « réhabiliter » en tant que représentants de la première école de pensée humaniste et démocratique.
C’est le cas, en particulier, du plus célèbre d’entre eux, Protagoras. Il est l’auteur d’une thèse célèbre, selon laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont en tant qu’elles sont, de celles qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas », thèse dont il résulte une série de conséquences : relativisme, conventionnalisme, utilitarisme et agnosticisme.
Du point de vue de la connaissance, tout d’abord, il apparaît que la vérité est toujours relative à celui qui parle, d’où une forme de « perspectivisme » et de « phénoménisme » dans la conception protagoréenne de la vérité. Ainsi, un homme malade aura froid là où un homme en bonne santé aura chaud. Aucun des deux ne dit vrai, il n’y a pas de vérité indépendante de ce qui leur apparaît à chacun. De même, si les physiciens sont tous en désaccord sur ce qu’il faut entendre par phusis, c’est parce qu’ils ne font qu’exprimer la façon dont l’univers apparaît à chacun d’entre eux. Et, de façon générale, toute vérité est antilogie, ce qui veut dire que nous pouvons tenir à tout propos deux discours contradictoires (majorité/opposition dans le contexte de l’assemblée, défense/partie civile dans le cadre d’un procès, etc.). Cette thèse rappelle évidemment la pensée d’Héraclite, mais elle fait aussi écho à celle de Parménide : si l’on ne peut dire le non-être, alors tout ce que l’on peut dire « est » !
Ensuite, du point de vue politique, la vérité collective n’est rien d’autre que ce sur quoi la majorité tombe d’accord, c’est-à-dire une convention. C’est la thèse du « discours fort » : la « loi du plus fort » est celle de la majorité (thèse que d’autres Sophistes utiliseront plus tard pour démontrer, au contraire, que les conventions sont la justice du faible et que, par nature, les plus forts doivent dominer les plus faibles). Pour Protagoras, le domaine politique est différent du domaine technique en ce qu’il n’est pas réservé à des spécialistes, et cela implique donc de mettre l’accent sur l’éducation des citoyens, dès l’adolescence, afin de développer leur aptitude à la prise de décision collective.
Néanmoins, si tout est relatif au sujet qui parle et si toute vérité collective est convention, cela ne veut pas dire que toutes les opinions ou toutes les lois se valent. De même qu’il vaut mieux être en bonne santé qu’être malade (et se laisser persuader de prendre un remède plutôt que de ne pas en prendre !), certaines opinions et certaines lois sont meilleures (bien que ni plus vraies ou plus fausses) que d’autres en ce qu’elles sont bénéfiques, c’est-à-dire utiles à l’individu ou au corps social. L’utilitarisme est ainsi la troisième conséquence de la thèse de « l’homme-mesure ».
Quatrième conséquence, l’agnosticisme (c’est-à-dire le fait de ne pas choisir entre la croyance et l’incroyance religieuse), exprimé dans un des rares fragments conservés de Protagoras :
« Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas, pas plus que ce qu’ils sont quant à leur aspect ; bien des choses empêchent de le savoir, d’abord leur invisibilité, ensuite la brièveté de la vie humaine » (Protagoras, fragment 3).
Gorgias, représentant de la sophistique littéraire et spéculative, antérieur chronologiquement à Protagoras, est l’auteur de discours célèbres où il tentait de démontrer la puissance du langage en défendant des causes apparemment désespérées. Ainsi, dans son Eloge d’Hélène de Troie, il prend la défense de la célèbre femme adultère en montrant qu’elle n’est qu’une victime de la toute-puissance du discours (Logos) que lui tient le beau Pâris. Gorgias présente aussi le Sophiste comme un magicien, capable d’envoûter les âmes par la parole. La persuasion, selon lui, n’est pas bonne ou mauvaise en elle-même, tout dépend de l’utilisation qu’on en fait.
Par ailleurs, dans son Traité du non-être, Gorgias émet trois propositions : 1) Il n’y a rien :
« S’il y a quelque chose, ce sera l’être ou le non-être, ou à la fois l’être et le non-être. Mais d’un côté, l’être n’est pas, comme il l’établira, non plus que le non-être, comme il le confirmera ; non plus encore que l’être en même temps et le non-être, comme la suite le montrera. Il n’y a donc rien » (Gorgias, d’après Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, 65).
2) S’il y avait quelque chose, on ne pourrait pas le connaître par la pensée ;
3) Si même on pouvait le connaître, on ne pourrait pas le communiquer par un discours.
Ainsi il établit successivement (contre Parménide, et dans un texte teinté de scepticisme, voir ci-dessous) 1) l’existence du non-être; 2) la différence entre la chose et la pensée de la chose ; 3) la différence entre la pensée de la chose et le discours sur la chose. Cette séparation du réel, de la pensée et du langage obligera les philosophes des périodes classique et hellénistique à déterminer très précisément leurs rapports, enrichissant encore un concept de Logos qui devient désormais l’un des objets principaux de l’attention des philosophes. En effet, il convient de rappeler que, sans le défi majeur lancé par la sophistique, les philosophies de Socrate, Platon et Aristote n’auraient jamais atteint le degré de précision qui est le leur.
b) Socrate
D’un certain point de vue, Socrate est lui aussi un Sophiste (peut-être même le plus redoutable d’entre eux !), car il part des mêmes prémisses (primauté de l’âme humaine et du langage), mais il s’oppose aux Sophistes, d’un point de vue pratique en ne faisant pas payer ses leçons, et d’un point de vue doctrinal en professant qu’il existe malgré tout des vérités morales telles que le « bien » ou le « juste ».
N’ayant rien écrit, il nous est connu par les témoignages de ses contemporains, parmi lesquels celui du poète comique Aristophane (dans Les Nuées) diffère de tous les autres en le présentant, d’une part, comme un Sophiste faisant triompher par la persuasion l’impudeur et l’irrespect (alors que Socrate passe pour avoir été l’adversaire des Sophistes) et, d’autre part, comme un personnage ridicule perché sur une nacelle et perdu dans la contemplation des étoiles (alors qu’il entend dépasser le questionnement des Physiciens pour se centrer sur les questions morales et éthiques). Ce témoignage est aux antipodes du portrait de Socrate qui a été dressé par ses disciples, Platon et Xénophon en tête.
En vérité, le personnage de Socrate est surtout un modèle controversé, celui du philosophe par excellence, célébré à toutes les époques par des philosophes divers revendiquant son héritage. Il fût condamné à mort en 399 av. J.-C., accusé par les Athéniens d’avoir cherché à introduire de nouveaux dieux (cette accusation d’impiété est très grave dans la société athénienne, où la religion a avant tout une fonction de cohésion sociale) et de corrompre la jeunesse. Socrate, en effet, prétendait entendre la voix d’un démon (qu’il appelle parfois « le dieu », mais qui n’est autre que sa conscience morale), et il semble que certains de ses disciples, notamment Alcibiade, se soient distingués par leurs frasques. Ayant le choix de s’exiler, comme d’autres avant lui, il acceptera cependant la mort en disant que l’intérêt général et le « bien commun » (incarnés par les lois de la Cité athénienne) passent avant l’intérêt et le bien individuels. Cultiver la vertu commence donc par le respect des lois collectives.
Socrate, qui ne se présente pas comme un professeur mais comme quelqu’un qui veut apprendre quelque chose de la personne avec laquelle il s’entretient, se donne pour tâche d’aller trouver tous les gens qui se prétendent « sages », Sophistes en tête, et à leur montrer qu’ils en savent beaucoup moins que ce qu’ils disent, en les obligeant à définir très précisément tous les mots qu’ils emploient au moyen de la question « qu’est-ce que (ti esti) ? ». Ainsi l’artisan, le politicien, le médecin ou encore le Sophiste, interrogés par Socrate, s’avèrent-ils incapables de définir l’objet de leur savoir.
Voici un bref aperçu de ce à quoi ressemble un dialogue socratique. Socrate questionne, flatte même son orateur, jusqu’à ce que celui-ci s’aperçoive qu’il se contredit ou répond à côté de la question. Il s’agit de définir, avec Hippias, ce qu’est la beauté :
« Socrate : dis-moi maintenant ce que c’est que le beau. — Hippias : le questionneur, n’est-ce pas, Socrate, veut savoir quelle chose est belle ? — Socrate : je ne crois pas, Hippias, il veut savoir ce qu’est le beau. — Hippias : et quelle différence y a-t-il de cette question à l’autre ? — Socrate : tu n’en vois pas ? — Hippias : je n’en vois aucune. — Socrate : il est évident que tu t’y entends mieux que moi. Néanmoins, fais attention, mon bon ami : il ne te demande pas quelle chose est belle, mais ce qu’est le beau. — Hippias : je comprends, mon cher ami : je vais lui dire ce que c’est que le beau, et il n’aura rien à répliquer. Tu sauras donc, puisqu’il faut te dire la vérité, que le beau, c’est une belle jeune fille. — Socrate : par le chien, Hippias, voici une belle et brillante réponse. Si je réponds ainsi, aurai-je répondu juste à la question, et n’aura-t-on rien à répliquer ? — Hippias : comment le ferait-on, Socrate, puisque tout le monde pense de même, et que ceux qui entendront ta réponse te rendront tous témoignage qu’elle est bonne ? — Socrate : permets, Hippias, que je prenne à mon compte ce que tu viens de dire. Lui va me poser la question suivante : allons, Socrate, réponds. Toutes ces choses que tu qualifies de belles ne sauraient être belles que si le beau en soi existe ? Pour ma part, je confesserai que, si une belle fille est belle, c’est qu’il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses. » (Platon, Hippias majeur, 287d sq.)
On comprend qu’une telle radicalité, par laquelle Socrate tournait en ridicule les personnages les plus en vue de la cité, n’a pas dû plaire à tout le monde ! C’est ce qu’on appelle l’« ironie » socratique : je ne sais pas, mais toi, tu sais. En conséquence de quoi l’Oracle de Delphes (sur le fronton duquel était inscrite la maxime qui allait devenir celle de Socrate : Connais-toi toi-même) aurait dit à l’un de ses amis que Socrate était le plus sage des hommes, lui qui déclarait pourtant ne rien savoir. Mais lui, au moins, savait qu’il ne savait rien.
La mère de Socrate était une sage-femme, et Socrate entendait pratiquer le même métier en faisant accoucher les âmes pour les aider à acquérir une meilleure connaissance de soi. C’est ce qu’on appelle la maïeutique (art d’accoucher), qui a été interprétée de deux façons par la postérité : soit on entend par là (comme Platon) qu’il s’agit de « faire sortir » de l’âme tout ce qui n’est que préjugé et opinion, afin de se purifier par la redécouverte de sa propre ignorance (la métaphore n’est pas très flatteuse pour les nouveaux-nés !) ; soit on y voit (comme de nombreux commentateurs et pédagogues) l’idée selon laquelle la vraie connaissance vient de l’intérieur et qu’il s’agit alors, pour l’âme, de « faire sortir » ou d’enfanter des choses qu’elle sait déjà (idée qui se rattache au thème platonicien de la « réminiscence » — voir ci-dessous).
Comparé chez Platon à une torpille qui s’échappe des filets de pêche, ou encore à un taon qui pique là où ça fait mal, Socrate a une démarche très concrète qui s’apparente à la fois à celle d’un pédagogue et d’un thérapeute. Son point de départ, c’est tout le monde, et n’importe qui : l’artisan, le pilote, l’esclave, le médecin… C’est, de façon très pragmatique, à partir du bavardage environnant, de la communication omniprésente, que Socrate entend, par le jeu purificateur des questions et des réponses, faire émerger l’essence des choses.
Dans quel but ? Le bonheur, pardi ! L’homme heureux étant, par définition, celui qui possède le « bien », celui-ci doit être défini en retour comme l’objet du désir de tout homme. Or les hommes n’arrivent pas (comme le voudrait Protagoras) à se mettre d’accord sur ce qu’est le bien : est-ce le plaisir, la richesse, l’utile, la sagesse, etc. ? Il faut donc mettre au point une « science du bien » (une « agathologie ») qui, seule, rendra les hommes heureux. Car Socrate est convaincu que, si l’on fait le mal, c’est involontairement, par ignorance du Bien, parce que l’on recherche son bonheur là où on ne le trouvera pas. Celui qui sait ce qui est juste fera ce qui est juste.
Pour Socrate, le dialogue en vue de consolider la vertu (c’est-à-dire la maîtrise de notre nature aveugle) et de chercher ainsi le bien vise donc rien moins que le bonheur, lequel s’identifie finalement au fait de poser des questions pour reconnaître sa propre ignorance. En d’autres termes, les questions sans réponse sont capables par elles-mêmes de nous rendre vertueux, et par là même heureux.
« Tant que j’aurai un souffle de vie, tant que j’en serai capable, soyez sûrs que je ne cesserai pas de philosopher, de vous exhorter, de faire la leçon à qui de vous je rencontrerai. Et je lui dirai comme j’ai coutume de le faire : « Quoi ! cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui est plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance, et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune, pour l’accroître le plus possible, ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs. Quant à ta raison, quant à la vérité, quant à ton âme, qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne t’en soucies pas, tu n’y songes pas ! Et si quelqu’un vous conteste, s’il affirme qu’il en a soin, ne croyez pas que je vais le lâcher et m’en aller immédiatement ; non, je l’interrogerai, je l’examinerai, je discuterai à fond. Alors s’il me paraît certain qu’il ne possède pas la vertu, quoi qu’il en dise, je lui reprocherai d’attacher si peu de prix à ce qui en a le plus, tant de valeur à ce qui en a le moins. Jeune ou vieux, quel que soit celui que j’aurai rencontré, étranger ou concitoyen, c’est ainsi que j’agirai avec lui ; et surtout avec vous, mes concitoyens, puisque vous me tenez de plus près par le sang. Car c’est là ce que m’ordonne le dieu, entendez-le bien ; et de mon côté, je pense que jamais rien de plus avantageux n’est échu à la cité que mon zèle à exécuter cet ordre. Ma seule affaire, en effet, c’est d’aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne que possible ; oui, ma tâche est de vous dire que la fortune ne fait pas la vertu, mais que de la vertu provient la fortune et tout ce qui est avantageux, soit aux particuliers, soit à l’Etat. » (Platon, Apologie de Socrate, 29d-30b).
c) Les Socratiques
On désigne par ce terme une série de courants philosophiques « marginaux », fondés par des disciples de Socrate dont la pensée ne nous est parvenue que de façon très incomplète. En plus de son disciple le plus célèbre, Platon, Socrate avait pour compagnons de route Antisthène (aîné de Platon et fondateur présumé du courant dit des « Cyniques », dont il sera question plus loin, voir ci-dessous), Xénophon (par lequel nous connaissons un peu mieux le personnage de Socrate), ainsi que Euclide de Mégare (fondateur de l’école dites des « Mégariques », dont Eubulide et Clinomaque, au IVè s., et Diodore Cronos, aux IVè-IIIè s., sont les autres représentants) et Aristippe de Cyrène (le premier des « Cyrénaïques », suivi par son petit-fils portant le même nom).
Les Mégariques sont réputés pour avoir exploré le fonctionnement et les limites de la raison humaine (logos), au moyens de paradoxes et d’analyses logiques. Certains de ces « paradoxes logiques » apparaissent certes plutôt comme des jeux de mots ou de simples sophismes, tel celui du « Cornu » : « Ce que tu n’as pas perdu, tu l’as. Or tu n’as pas perdu de cornes. Donc tu as des cornes »
Le plus célèbre de ces paradoxes, toutefois, donne à penser en ce qu’il pose un véritable problème logique. C’est le paradoxe du « Menteur » : si je dis « Je mens », cet énoncé est-il vrai ? Si oui, alors je mens, donc il est faux. Si non, alors je dis peut-être la vérité, etc. Ce paradoxe intemporel, encore étudié par les logiciens contemporains, met en évidence la dimension « performative » du langage, la question de savoir ce que je « fais » en parlant. Il est également connu dans une variante « crétoise » : « Tous les Crétois sont des menteurs », énoncée par un… Crétois.
Par ailleurs, les Mégariques auraient mis au point, à la suite de la logique prédicative d’Aristote (fondée sur des attributs ou « prédicats », voir ci-dessous), une logique propositionnelle, qiu sera développée ensuite par les Stoïciens (et fondée sur des « propositions », voir ci-dessous), en définissant certaines constantes logiques telles que l’implication (p > q = « si p, alors q »), ainsi que des notions modales (possible, impossible, nécéssaire, non nécessaire, etc.) Par ailleurs, ils ont émis une série de critiques des autres courants philosophiques mettant notamment en évidence les contradictions internes de leurs raisonnements, à l’instar de Zénon d’Elée (voir ci-dessus).
Les Cyrénaïques, eux, sont connus comme les promoteurs d’une philosophie hédoniste beaucoup plus radicale que l’épicurisme (voir ci-dessous) en ce qu’elle fait passer le plaisir du corps avant celui de l’âme. En réalité, seul le plaisir vécu dans l’instant est proprement un plaisir. La vertu, pour eux, ne consiste pas dans l’abstinence mais bien dans la maîtrise des plaisirs. Quant à la connaissance, ils la considèrent comme entièrement subjective, car nous ne pouvons saisir la réalité que par l’intermédiaire de nos « affections » (pathè, pluriel de pathos).
d) Platon : le sensible et l’intelligible
Platon (427 — 347 av. J.-C.), malgré le fait qu’il exprime parfois des préoccupations à mille lieues des idées de notre époque, est sans doute le plus grand philosophe de tous les temps. Son œuvre a eu une telle portée que l’on a dit au siècle passé que l’ensemble de la philosophie européenne n’était qu’une série de « notes de bas de page » à ses écrits ! Avec son disciple Aristote, il a configuré pour très longtemps la manière dont la civilisation occidentale appréhende une série de questions touchant à l’épistémologie, à la psychologie, à la cosmologie, à l’esthétique à l’éthique ou encore à la politique.
Doué dans sa jeunesse, et plus tard, pour la poésie (sa langue est, d’un point de vue littéraire, un véritable bijou) et pour l’art politique (sa philosophie est tournée en dernière analyse vers la question du bien commun et de la cité idéale), Platon aurait choisi de se vouer à la philosophie après avoir rencontré Socrate puis assisté à son procès et à son exécution. Après des voyages en Egypte et en Italie (où il a peut-être été en contact avec des Pythagoriciens), il fonde son école de philosophie à Athènes, l’Académie, sur le fronton de laquelle la légende raconte qu’on avait gravé l’inscription : « Nul n’entre ici s’il n’est mathématicien ».
Comme Socrate, Platon est à la recherche du bien commun et des critères qui permettent d’atteindre le bonheur. Mais il va substituer à l’ignorance socratique un savoir positif fondé sur la méthode dialectique. Si la sensation et l’opinion ne nous permettent pas de savoir ce qui est bon ou juste, il faut rechercher ces critères ailleurs, dans des objets différents. Ces objets, qui ne peuvent être appréhendés que par la pensée ou l’intellect, Platon les appelle les intelligibles ou les idées (d’où le nom d’idéalisme parfois associé à sa philosophie).
Comme l’« être » de Parménide, l’idée est stable, éternelle, toujours identique à ellemême, et ce contrairement aux choses qui sont soumises au devenir héraclitéen. Sur cette base, Platon va construire une distinction radicale entre un monde sensible (objet des sens et siège du devenir) et un « monde » intelligible (objet de la pensée et siège de l’être). Ce faisant, il réconcilie en quelque sorte les positions d’Héraclite et Parménide en les rendant complémentaires.
Cependant, ces deux plans, l’intelligible et le sensible, ou l’être et le devenir, n’ont pas le même statut : le premier est le modèle ou la cause du second, lequel ne fait que participer à ce modèle. Pour clarifier ce point, Platon a recours, dans son ouvrage intitulé la République, à une mythe, à une allégorie, celle de la caverne :
« Figure toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée, ouverte à la lumière, s’étend sur toute la longueur de la façade ; ils sont là depuis leur enfance, les jambes et la nuque pris dans des liens qui les obligent à rester sur place et à ne regarder que vers l’avant, incapables qu’ils sont, à cause du lien, de tourner la tête ; leur parvient la lumière d’un feu qui brûle en haut et au loin, derrière eux ; entre le feu et les hommes enchaînés, il y a une route élevée, le long de laquelle on a élevé un muret, à la façon dont les montreurs de marionnettes dressent des cloisons entre eux et leur public. […] Figure toi maintenant le long de ce muret des hommes qui portent des objets fabriqués de toute sorte qui dépassent du mur, des statues d’hommes et d’autres êtres vivants, en pierre, en bois, et en toutes matières ; parmi ces porteurs, les uns parlent, les autres se taisent. — Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers. — Ils nous ressemblent. […] Il est indubitable que pour ces gens-là la réalité ne saurait être autre chose que les ombres ainsi confectionnés. — Nécessairement. » (Platon, République, 514a-515b).
Ce mythe signifie que notre rapport aux objets sensibles et au monde qui nous entoure (que nous tenons pour vrai) est analogue à celui de ces hommes qui prennent des ombres pour des réalités ! Cette signification peut être explicitée par une image célèbre, celle de la ligne, qui propose une analogie entre l’intelligible (a), objet de la science (epistémè) et de la pensée, d’une part, et le sensible (b), objet de l’opinion (doxa) et de la sensation, d’autre part.
Chaque domaine se subdivise à son tour selon le même rapport (logos) : ainsi, l’intelligible (a) et le sensible (b) sont l’un envers l’autre dans le même rapport, à l’intérieur du domaine sensible, que les objets sensibles ou concrets (a’) envers leurs ombres (comme dans la caverne) et leurs reflets (dans un miroir, dans l’eau, etc.), c’est-à-dire leurs copies ou leurs « imitations » (b’).
Notons au passage que Platon disqualifie ainsi les arts figuratifs, considérés comme des activités « mimétiques », qui ne font que copier des objets sensibles, lesquels sont eux-mêmes des copies d’objets intelligibles (ce qui fait des œuvres d’art des « copies de copies » ayant le même statut que les ombres ou les reflets…). Il faut dire que les œuvres d’art ne sont pas forcément programmées pour répondre au critère platonicien, celui de la conformité au vrai, qui n’a rien d’un critère artistique ! Le terme grec mimêsis (latin imitatio) est ainsi compris sur le mode de la « ressemblance », selon un modèle pictural (peinture, sculpture), ce qui implique que les œuvres d’art son conçues comme ayant le même statut que des ombres ou des reflets. Cette théorie « mimétique » de l’art aura, malgré la condamnation platonicienne des arts picturaux, une énorme influence sur l’histoire de l’esthétique, mais l’œuvre d’art sera plus tard revalorisée (notamment chez Plotin, voir ci-dessous) en disant que le modèle « imité » par l’artiste, ce n’est pas un objet sensible mais bien une idée, qui est dans la tête de l’artiste.
Dans un autre texte (Sophiste 235d-236e), Platon va plus loin et distingue deux sortes d’arts mimétiques : la mimêsis « icastique » désigne le fait de reproduire le modèle en respectant ses proportions et en donnant à chaque partie les couleurs qui lui conviennent (c’est l’art de la « copie conforme ») ; tandis que la mimêsis « phantastique » (qui concerne notamment les œuvres de grande dimension, par exemple l’utilisation de la perspective en architecture) déforme les proportions exactes et utilise des couleurs non-réelles, ne reproduisant par l’être mais l’apparaître (comme le font, au niveau du discours —logos , les Sophistes). Cette seconde mimêsis est l’art du simulacre, de l’illusion ou de la tromperie.
En outre, pour revenir à la ligne, ce rapport (a-b) est aussi, dans l’intelligible cette fois, analogue à celui des objets intelligibles ou idées (a’’) envers les objets mathématiques (b’’) — qui sont comme les « ombres » des idées parce que, si leur objet est bien intelligible, il ne peut être atteint que par l’intermédiaire d’une image sensible (par exemple, l’idée de triangle ne peut être saisie que par le recours à un triangle sensible), et parce qu’ils se basent sur des « axiomes » ou des hypothèses, contrairement aux idées qui sont « anhypothétiques ».
INTELLIGIBLE (a) — SENSIBLE (b)
Idées (a’’) — Objets mathématiques (b’’) Objets sensibles (a’) — Imitations (b’)
La suite du mythe de la caverne montre d’ailleurs l’importance des mathématiques dans l’éducation (paideia), en tant que première étape pour appréhender le niveau des idées intelligibles. Eduquer, dit Platon, c’est accoutumer progressivement l’âme de l’élève à la lumière de l’intelligible (= à la vérité), en l’orientant progressivement vers des objets « de plus en plus lumineux », c’est-à-dire de plus en plus vrais et ayant de plus en plus d’être, jusqu’à l’idée suprême du Bien, qui est au monde intelligible ce que le Soleil est au monde sensible. L’entraînement aux mathématiques était, dans l’Académie, la première étape avant de s’atteler à la dialectique, c’est-à-dire à l’abstraction proprement dite.
Ainsi donc, dans la perspective « idéaliste » de Platon, les tortues sensibles ne sont que les copies dérivées d’une « idée de la tortue », et les choses que nous jugeons bonnes ou justes « imitent » l’idée du Bien ou celle de la Justice. Le modèle idéal apparaît aussi, chaque fois, comme ce qui fait l’unité de la multiplicité des objets sensibles, ou le critère unique d’une multiplicité de jugements, de même qu’un moule à patisserie ou un prototype de voiture est le modèle unique derrière une multiplicité d’exemplaires. Or, si la multiplicité des « images » sensibles font l’objet des opinions les plus diverses parmi les hommes (comme l’ont montré les Sophistes), les modèles ou archétypes intelligibles sont précisément, eux, ce qui peut faire l’objet d’une science (epistémè). Cette science, Platon l’appelle la « dialectique ».
e) Platon : réminiscence et dialectique
Dans le dialogue qui porte son nom, le personnage de Ménon propose le paradoxe suivant :
« Il n’est possible à un homme de chercher ni ce qu’il connaît ni ce qu’il ne connaît pas ; en effet, ce qu’il connaît, il ne le chercherait pas, puisqu’il le connaît et n’a donc pas besoin de le chercher ; mais ce qu’il ne connaît pas, il ne le chercherait pas non plus, car il ne saurait même pas qu’il devrait chercher. » (Platon, Ménon, 80e).
Pour répondre à l’embarras suscité par cette aporie, Platon introduit un nouveau mythe, celui de la réminiscence. Selon ce mythe, l’âme est immortelle et passe par de nombreux cycles de morts et de renaissances, au cours desquels elle peut faire l’expérience du visible et de l’invisible. Socrate introduit ce mythe parce qu’il est bon d’y croire afin de nous inciter à la recherche : en effet, si les âmes ont gardé un souvenir, même obscur, de leur rapport avec les idées entre deux réincarnations successives, si l’âme peut contempler les idées, c’est qu’elle doit elle aussi être éternelle et divine, malgré son incarcération dans un corps. En d’autres termes, c’est l’incarnation dans le corps qui est source d’oubli, et la recherche ne porte donc pas sur un objet qu’on ne connaît pas, mais plutôt sur un objet qui a été « oublié » par l’âme de celui qui cherche. La dialectique est donc possible, en tant qu’elle nous aide à nous ressouvenir des idées que nous avons déjà contemplées…
Ainsi, toute connaissance est réminiscence, mais au sens où connaître, c’est (ré)activer notre capacité à appréhender les idées. Comment faire en sorte de réactiver cette capacité ? C’est là que la dialectique platonicienne renoue avec la question socratique « qu’est-ce que (ti esti) ? » : en définissant précisément les mots que nous employons et les choses dont nous parlons, nous pouvons rechercher une telle connaissance des essences (ousiai). Platon, dans ce but, a écrit des dialogues dans lesquels il met en scène Socrate s’entretenant avec divers personnages athéniens. Cette méthode d’écriture s’accorde parfaitement avec la méthode dialectique, qui envisage la pensée comme un dialogue intérieur de l’âme avec elle-même, un travail de recherche et de définition procédant par questions et réponses. De plus, on l’a vu, le dialogue permet à Platon d’intégrer d’autres formes de discours dans l’exposition de sa doctrine, en particulier les mythes.
La dialectique proprement dite consiste ainsi à définir une notion le plus précisément possible en ayant recours à une méthode de rassemblement et de division, dans laquelle on commence par poser le genre auquel appartient ce que l’on cherche à définir (l’homme, par exemple, appartient au genre « animal »), pour ensuite diviser ce genre en différentes espèces ou différences spécifiques à ce qu’il s’agit de définir par un jeu d’oppositions « dialectiques ». Ainsi, en appliquant cette méthode dans le Politique, Platon en arrive à définir l’homme, par le jeu des questions et des réponses, comme un animal terrestre (et non aquatique), marcheur (et non volatile), sans cornes, ne pouvant se reproduire par croisement (contrairement à l’âne et au cheval, par exemple) et bipède (et non quadrupède) !
Ce procédé dialectique repose uniquement sur une déduction à partir d’idées telles que « animal », « terrestre », etc., sans recours à l’expérience sensible, ce qui suppose que ces idées sont multiples et toutes en rapport les unes avec les autres. Cette conception de l’être sous la forme d’une multiplicité d’idées, en outre, conduit Platon à commettre ce qu’il appelle son « parricide » à l’égard de Parménide (le « père » de la philosophie) : en effet, il est désormais possible de concevoir le non-être, non pas de façon absolue, mais bien de façon relative. En d’autres termes, le non-être n’est pas le contraire de l’être mais ce qui est autre que l’être : l’idée de cheval est différente de celle de l’homme, ce qui implique qu’un homme « n’est pas » un cheval. Puisque les idées sont pour ainsi dire « entrelacées » les unes aux autres, on peut, en bravant l’interdit posé par Parménide, penser le non-être, sur ce mode-là, celui de l’altérité. Et, par suite, l’erreur, que les Sophistes avaient déclarée impossible en utilisant l’argument de Parménide selon lequel on ne peut « dire » le non-être, redevient possible : se tromper, c’est avoir recours dans un jugement au mauvais critère, à la mauvaise idée, à celle qui « n’est pas » parce qu’elle est autre que l’idée dont il est effectivement question (par exemple, si je confonds un homme et un cheval, ou si je juge un argument d’après sa beauté et non d’après sa vérité).
A côté de la méthode dialectique, basée sur la déduction, Platon conçoit une autre méthode pour approcher l’intelligible, méthode ascendante qui consiste à partir des corps sensibles pour s’élever jusqu’aux idées. Ainsi, par exemple, dans le Phèdre et le Banquet, celui qui veut appréhender l’idée de la beauté doit partir de la beauté des corps pour s’élever par « échelons » à la beauté des actions, puis à la beauté des âmes, ensuite à celle des sciences, pour connaître finalement le Beau tel qu’il est « en soi », dans son essence. Cette dialectique, qui est celle de l’amour (erôs) montre que ce que nous appelons « amour platonique » repose en réalité sur un malentendu, l’amour « platonicien » n’excluant pas l’amour charnel dont il fait le premier échelon de l’ascension dialectique vers l’idée de la beauté.
f) Quelques mythes platoniciens
Platon, on l’a dit, n’hésite jamais à compléter la démarche dialectique par des mythes, lesquels occupent chez lui une place absolument prépondérante et, pour tout dire, indispensable. De même que les objets ou réalités sensibles peuvent nous amener progressivement à la connaissance des intelligibles, de même les mythes peuvent nous donner une représentation imagée des idées et servir de tremplin vers la connaissance dialectique. Ainsi, par exemple, la question de l’amour, dont il vient d’être question, a été abordée sous forme mythique par Platon dans le Banquet, à travers les discours de différents personnages à propos d’Erôs, discours qui s’enchaînent selon une progression rigoureusement orchestrée par l’auteur.
Un de ces personnages n’est autre que le poète comique Aristophane, qui raconte le célèbre mythe de l’androgyne (Banquet, 189d-191d), selon lequel il y avait autrefois chez les humains trois genres, le mâle, la femelle et l’androgyne (« homme-femme », c’est-à-dire à la fois mâle et femelle). Chaque être humain avait alors quatre mains, quatre jambes, deux visages formant une tête unique, quatre oreilles, deux organes sexuels, et ainsi de suite. Mais les humains, continue Aristophane, s’attaquèrent aux dieux, et ceux-ci décidèrent de les punir. Zeus coupa alors les humains en deux. Chacun, regrettant sa moitié, tentait de la rejoindre, et c’est de cette époque lointaine que date l’amour des humains les uns pour les autres, celui qui rassemble des parties de notre nature ancienne, qui de deux êtres essaye d’en faire un seul, et de guérir la nature humaine. Chacun est en quête perpétuelle de sa moitié. Ceux des hommes qui sont une part de ce composé des deux sexes qu’on appelait alors androgyne sont amoureux des femmes. Les femmes qui aiment les hommes proviennent aussi de cette espèce.Quant aux femmes qui sont une moitié de femme, leur inclination les porte plutôt vers les femmes. Ceux des hommes qui ont une part de mâle recherchent, quant à eux, les mâles, et ils n’aiment que les hommes.
Ce joli mythe, qui explique pourquoi l’amour est une souffrance (en lui donnant comme origine une punition divine qui pousse chaque être humain à se mettre en quête de sa « moitié ») et qui, par ailleurs, donne un fondement « naturel » à la différence entre l’homosexualité (qui était une institution importante dans la société grecque ancienne) et l’hétérosexualité (représentée par la figure mythique de l’androgyne), n’est cependant pas, loin s’en faut, le dernier mot de Platon. Il n’est qu’un moment dans l’enchaînement des discours sur Erôs.
Le mythe proprement platonicien est celui que raconte plus loin le personnage de Diotime, une vieille femme incarnant la sagesse et dont Socrate rapporte le récit à propos de la naissance d’Erôs : selon cette fable (Banquet, 203bc), le jour où naquit Aphrodite, les dieux faisaient un banquet, et, parmi eux il y avait Poros, le fils d’Invention. Or, quand ils eurent fini de dîner arriva Pénia, dans l’intention de mendier, car on avait beaucoup mangé, et elle se tenait contre la porte. Poros, qui s’était enivré de nectar, boisson des dieux, pénétra dans le jardin de Zeus et, complètement saoul, il s’endormit. Pénia décide alors de se faire faire un enfant de Poros. Elle s’étend auprès de lui, et c’est ainsi qu’elle tombe enceinte d’Erôs. Voilà aussi pourquoi Erôs est le compagnon d’Aphrodite et son serviteur : parce qu’il a été conçu pendant la fête de la naissance de cette déesse, et aussi parce que l’amour est par nature amant de la beauté, et qu’Aphrodite est belle.
La signification de ce mythe est multiple. L’association Erôs-Aphrodite, d’abord, rattache la question de l’amour à celle de la beauté. Ensuite, la généalogie d’Erôs, fils de Pénia (qui veut dire « pauvreté », et qui est représentée comme une mendiante privée de tout) et de Poros (qui veut dire « richesse », mais aussi « chemin », « expédient ») exprime le fait que l’amour est plus qu’un simple désir (le désir étant seulement une privation) mais inclut aussi en lui la « richesse » qui répond à la « pauvreté » du désir, la « solution » au problème du désir, et le « chemin » permettant de sortir de l’embarras suscité par le désir. Par ailleurs, Platon dit encore d’Erôs qu’il est « philosophe » : Erôs est ainsi présenté comme un « démon » au sens grec (c’est-à-dire une créature intermédiaire entre les dieux et les hommes, comme le seront les « anges » dans le christianisme), ce qui permet de situer la philosophie elle-même (« amour de la sagesse ») dans un « entre-deux » entre l’ignorance des mortels et le savoir universel des dieux. Cette interprétation permet de faire du philosophe, incarné par Socrate, l’« amoureux » par excellence, dont l’objet d’amour, les idées, est largement supérieur à ce qui est visé par celui qui confond la beauté charnelle et la beauté idéale, incarné par le personnage d’Alcibiade (le dernier à parler dans le Banquet).
Dans le Phèdre (244a-245a et 265b), Platon complète cette analyse de l’amour philosophique, en présentant celui comme une « folie », un « délire » (mania). Tout d’abord, il y a deux types de folie : la première est la dé-raison, la dé-mence, c’est-à-dire le contraire du logos et de l’intellect (noûs, d’où par exemple le terme français paranoïa) ; l’autre est la folie inspirée par les dieux, c’est-à-dire le génie ou l’enthousiasme (possession divine). Or, il y a quatre façons différentes d’être « divinement fou », quatre types de « bons délires » : l’inspiration divinatoire, la « mantique », c’est-à-dire l’art de prédire le futur (placée sous l’autorité d’Apollon) ; la mystique, c’est-à-dire l’initiation aux « Mystères » (de Dionysos) ; l’inspiration poétique (placée sous le patronnage des Muses) ; et, enfin, l’inspiration érôtique (placée sous le patronnage d’Aphrodite), qui correspond au « bon délire » qu’est la philosophie, amour de la sagesse…
Un autre mythe fort intéressant est le mythe de Theuth, issu du Phèdre (274c-275b), qui porte sur l’invention de l’écriture. Theuth est le nom grec du dieu égyptien des sciences et des arts et, surtout, l’inventeur de l’écriture. Par cette invention, explique Platon, les Egyptiens ont reçu un « remède » (pharmakon) pour leur mémoire et leur connaissance : en effet, l’écrit leur donnera plus de mémoire, il pourront stocker les informations dans des livres, eux-mêmes rangés dans les rayons d’immenses bibliothèques. Mais ce « remède » est aussi un « poison » ou une « drogue » (pharmakon) pour la mémoire et la connaissance des Egyptiens : car l’écriture « développera l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise, par la négligence de la mémoire ; se fiant à l’écrit, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non du dedans, et grâce à l’effort personnel, qu’on rappellera ses souvenirs ». De plus, critique Platon, le discours oral répond aux questions et aux attaques, et il s’adapte à son interlocuteur, là où le discours écrit ne répond pas aux questions et attaques, et dit toujours la même chose, ignorant à qui il s’adresse.
Ainsi l’écrit, s’il aide à se souvenir, risque de donner aussi l’impression qu’il remplace la mémoire personnelle. Celle-ci sera minimisée au profit d’une mémoire externe et passive ; l’effort personnel sera ruiné au bénéfice de l’oubli et de l’ignorance ! Situé dans passé lointain, le mythe platonicien de Theuth résonne étrangement avec l’actualité la plus brûlante… Ne pourrait-on, en effet, transposer aisément ce récit dans notre monde contemporain, marqué par la « révolution cybernétique » et l’apparition du web, avec ses « banques de données » et autres « mémoires virtuelles », qui, si elles rendent l’information plus disponible et plus complète que jamais d’un point de vue virtuel, ont aussi créé des dégâts et des manquements irréversibles dans la mémoire active et interne de chacun de nous et de tous nos contemporains ? Par contre, si l’on pousse plus loin la comparaison, on pourrait voir dans le caractère interactif du web une réponse à l’autre critique de Platon contre l’écrit, celle de ne pas s’adapter et de ne pouvoir répondre à son interlocuteur.
Ces exemples choisis parmi d’autres (l’anneau de Gygès, l’Atlantide, etc.) montrent que les mythes, en plus d’être simplement un ornement littéraire, jouent un rôle important dans l’exposé de la pensée de Platon, et ce pour diverses raisons : notamment, et la plupart du temps, parce qu’ils ont une fonction pédagogique importante et permettent de se représenter de façon imagée une idée, un problème ou une distinction difficiles à saisir par la seule pensée déductive (comme le mythe de la caverne, le mythe de la naissance d’Erôs ou le mythe de Theuth), ou alors parce qu’ils permettent de sortir d’une impasse (aporia) suscitée par un problème difficile à résoudre par la dialectique (par exemple, le problème de la participation du sensible à l’intelligible, dont on verra ci-dessous que Platon le résoud par un recours au mythe de la création de l’univers par un Démiurge), ou encore parce qu’ils peuvent avoir une fonction incitatrice, fournir une stimulation pour le chercheur de sagesse ou un modèle d’action fondée sur la justice (comme le mythe de la réminiscence, qui est introduit, comme on l’a vu ci-dessus, pour encourager la recherche de la vérité et des idées, ou comme les mythes « eschatologiques » ou encore le mythe de l’attelage ailé — voir ci-dessous — qui concernent la structure de l’âme et son immortalité).
g) Platon : cosmologie et problème de la participation
Comme on l’a vu, l’intérêt des philosophes, depuis les Sophistes et Socrate, s’est clairement déplacé de la cosmologie vers des questions touchant à l’anthropologie (étude de l’homme) : questions éthiques, psychologiques, épistémologiques, etc. Ceci dit, Platon et Aristote continuent tous à accorder une (petite) place à la cosmologie, c’est-à-dire à l’explication de l’univers. Dans le Timée, Platon a mis au point une cosmologie dans le seul but de résoudre un problème suscité par sa théorie des idées : le problème de la participation du sensible à l’intelligible.
Ce problème est le suivant : si l’idée est la « cause », l’« essence », le « modèle » et l’« unité » des choses sensibles, comment passe-t-on d’un plan à l’autre, comment les choses sensibles « participent »-elles aux êtres intelligibles ? Comment tel homme participe-t-il à l’Homme-en-soi, comment telle chose belle participe-t-elle à la Beauté-en-soi ? Pour Platon, une telle relation échappe autant à la sensation (qui porte sur le sensible) qu’à la science (qui porte sur l’intelligible) et ne peut donc faire l’objet que d’un mythe.
Dans le Timée, le monde est créé par un dieu bienveillant, le Démiurge (c’est-à-dire « l’artistan », le « producteur »), qui prend pour modèle les idées et les notions mathématiques pour organiser l’ensemble de l’univers. Il commence par fabriquer une « âme du monde », et ensuite le « corps du monde », reflet des idées dans « l’espace » (khôra). Il crée le temps (khronos), « image mobile » de l’éternité, etc. Ensuite, il se tourne vers les êtres vivants et termine par l’homme. Sont but est chaque fois de « réaliser les choses de la meilleure façon possible » (les idées sont, à ce titre, le meilleur modèle possible) tout en étant « limité par la nécessité ». Ainsi, on trouve aussi dans le mythe du Timée la première formulation claire de l’idée de providence divine (dont, pour rappel, on trouvait les prémisses chez Anaxagore et surtout chez Diogène d’Apollonie) : Dieu crée le monde, l’univers (kosmos) en vue du meilleur.
Platon présente son récit comme un « mythe vraisemblable » (eikôs muthos), c’est-à-dire un récit qu’il s’agit de « redresser » pour en comprendre la signification et la portée… Il semble donc impossible d’interpréter littéralement ce récit de la création de l’univers (pour Platon, c’est « de tout temps » que l’univers a été, qu’il est et qu’il sera), de même qu’il semble impossible de prendre la figure du Démiurge à la lettre comme décrivant l’action véritable d’un Dieu créateur. C’est pourquoi la plupart des successeurs de Platon (à l’exception notable d’Aristote) interpréteront ce récit de façon allégorique : il s’agit d’une façon de parler pour manifester la « dépendance » ou l’infériorité du monde sensible par rapport à son modèle intelligible, modèle dont l’antériorité n’est pas chronologique mais « logique ». D’autres, par contre, choisiront l’interprétation littérale et donc créationniste, notamment la plupart des penseurs monothéistes qui voient dans le Timée une occasion unique de confirmer par la philosophie grecque le récit de la Genèse et de réconcilier ainsi la foi (en la Bible) et la raison (incarnée par Platon, le philosophe grec par excellence).
h) Platon : psychologie et philosophie politique
Pour introduire la psychologie de Platon, c’est-à-dire sa conception de l’âme, on peut recourir à un autre mythe, celui de l’attelage ailé, issu du Phèdre (253a-254b) et correspondant à la classification des parties de l’âme dans la République (livre IV). L’âme, dit Platon, est composée de trois parties, la partie désirante (qui rassemble tous les désirs liés au corps tels que la faim ou la pulsion sexuelle) et la partie ardente (qui concerne les élans et les émotions) pouvant être représentées par deux chevaux, tandis que la partie rationnelle peut être figurée par le cocher qui maîtrise l’attelage.
Cette division de l’âme en trois parties vise en fait à rassembler toute une série de mouvements psychiques (vouloir, examiner, délibérer, juger, avoir une opinion, avoir de la peine, se réjouir, avoir confiance, etc.) sous des espèces générales, et part d’une conception de l’âme, non seulement comme principe de vie et de mouvement, mais aussi comme un principe automoteur, « qui se meut lui-même », et qui, finalement, n’« est » elle-même rien d’autre que l’ensemble de ses propres mouvements.
On a souvent reproché à Platon le caractère simplificateur de cette tripartition de l’âme. Cette classification doit cependant être comprise dans un contexte éthique, où il est question de notions telles que le bien ou la justice ; elle cherche à définir des « vertus » éthiques et ne vise donc nullement à épuiser le spectre des possibilités (scientifiques, artistiques, affectives, etc.) de l’âme humaine. En effet, tant que le cocher maîtrise les chevaux, tout se passe bien. Mais les chevaux sont parfois indisciplinés, car ces parties de l’âme sont souvent en conflit les unes avec les autres… C’est là que l’âme peut se comporter ou non de façon « vertueuse ». Qu’est-ce en effet que la justice ? Réponse de Platon : c’est l’harmonie des trois parties de l’âme, lorsque les désirs et les émotions sont soumis à des critères rationnels (l’injustice a lieu quand l’intérêt personnel ou la passion prévaut sur de tels critères). Qu’est-ce que le courage ? C’est lorsque la partie ardente est dominée par la partie rationnelle (la lâcheté consistant à se laisser guider par une émotion telle que la peur). Qu’est-ce que la tempérance ? C’est, de façon similaire, le fait de soumettre ses désirs à sa raison (l’intempérance consistant à se laisser guider par ses seuls désirs). Et qu’est-ce que la sagesse ? C’est le commandement de la partie rationnelle, un commandement qui ne doit cependant pas être tyrannique mais bienveillant, la raison « lâchant la bride » de temps à autre aux parties ardente et désirante. Platon peut ainsi montrer que les quatre vertus cardinales (justice, courage, tempérance, sagesse), qui sont présentes dans l’âme et qui découlent de sa tripartition, s’impliquent mutuellement dans l’interaction de ses trois parties, contribuant toutes ensemble à nous faire saisir ce qu’est l’idée même de « vertu », la Vertu idéale.
De plus, si notre âme est immortelle et si la mort consiste en la séparation de l’âme et du corps, le fait de fortifier la partie rationnelle de l’âme nous entraîne à fortifier toute notre âme pour la rendre plus indépendante du corps et nous préparer ainsi à cette séparation : c’est le sens de la célèbre formule du Phédon selon laquelle « philosopher, c’est apprendre à mourir », c’est-à-dire se préparer à l’immortalité. Car notre existence actuelle détermine la vie que nous mènerons par après, selon un principe de rétribution des actes (comparable à la loi du karman en Inde) qui nous échappe, et que Platon décrit toujours en ayant recours à des mythes « eschatologiques », c’est-à-dire concernant la « fin » ou la « destinée » de l’âme, dont la fonction est d’encourager les hommes à se laisser guider par la justice et par la philosophie.
Mais il y a plus. Car la tripartition de l’âme et la définition de la justice qui en découle (comme harmonie des trois parties) ne concerne pas uniquement l’âme individuelle, mais touche également à la question politique de savoir ce que serait une cité idéale incarnant l’idée de la justice. On passe alors de la question du salut individuel à celle du salut collectif. Si la justice individuelle est l’harmonie entre les parties rationnelle, ardente et désirante de l’âme, la justice collective consistera elle aussi en une telle harmonie et sera définie comme le fait d’accomplir sa fonction propre. Platon, dans la République, va donc faire correspondre à chacune des trois parties de l’âme une « fonction » politique et sociale, qui lui est homologue au niveau collectif : ainsi, les philosophes correspondent-ils à la partie rationnelle, les gardiens de la cité à la partie ardente, et les artisans/producteurs à la partie désirante (selon un système de fonctions sociales complémentaires propre aux cultures indo-européennes, qui n’est pas sans rappeler le fameux « système des castes » propre à l’Inde, où les trois premières castes sont, de façon similiare, celle des prêtres ou brahmanes, celle des rois et des guerriers, et enfin celle des commerçants, des producteurs et des artisans, la quatrième caste réunissant les « serviteurs » des trois premières, voir ci-dessous).
Dans une telle cité, chacun doit exécuter les tâches qui lui conviennent le mieux. Ainsi, Platon préconise la communauté des biens, des femmes et des enfants (afin de supprimer jalousies et privilèges), et il recommande aussi de sélectionner ces enfants le plus tôt possible en fonction de leurs aptitudes pour les orienter vers les tâches qui leur conviennent et de leur permettre ainsi de s’épanouir utilement. Par ailleurs, de même que l’âme n’est en harmonie avec elle-même que lorsqu’elle est dirigée par la partie rationnelle, la cité idéale devra être dirigée par des « rois-philosophes », les seuls qui « sauront » diriger la cité en vue du bien commun et en fonction des idées intelligibles qu’ils ont la chance de contempler.
Ce thème a valu a Platon d’être identifié comme le précurseur des totalitarismes modernes, en particulier ceux d’Hitler et de Staline. Pour sa défense, on peut dire que Platon n’a jamais présenté sa cité autrement que comme une cité « idéale », c’est-à-dire comme une utopie. Car, s’il semble avoir eu l’espoir de « réaliser » une telle communauté politique à Syracuse lors de ses voyage en Sicile (expérience qui s’est soldée par un cruel échec), le texte de la République présente clairement la situation du roi-philosophe comme une situation aporétique, sans issue : en effet, il faudrait qu’un philosophe accepte de devenir roi (c’est-àdire de retourner dans la caverne obscure), il faudrait en plus que les autres hommes l’acceptent comme dirigeant (alors que les hommes de la caverne préféreront se moquer de lui, ou même le tuer comme Socrate), ou alors il faudrait qu’un roi soit capable de renoncer à ses privilèges pour philosopher de façon authentique (ce qui est difficile à imaginer). Ainsi, la domination de la cité par des rois-philosophes est, pour Platon, à la fois nécessaire et impossible :
« Tant que les philosophes ne seront pas des rois dans les cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet ; tant que les nombreuses natures qui poursuivent actuellement l’un ou l’autre de ces buts de façon exclusive ne seront pas mises dans l’impossibilité d’agir ainsi, il n’y aura pas de terme […] aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre humain, et jamais la cité que nous avons décrite tantôt ne sera réalisée, autant qu’elle peut l’être, et ne verra la lumière du jour. » (Platon, République, V, 474a)
De plus, s’il est vrai que Platon était plutôt hostile à la démocratie, il était surtout un farouche adversaire de la tyrannie. La cité idéale décrite dans la République n’est pas une « tyrannie des philosophes » mais c’est plutôt, littéralement, une « aristocratie », c’est-à-dire un « gouvernement des meilleurs » (non pas les plus fortunés ou les « bien nés », selon le sens moderne du terme, mais les plus doués intellectuellement, c’est-à-dire les philosophes).
Par après, Platon proposera autre chose, une typologie des gouvernements où il reviendra à une conception un peu plus « réaliste » du gouvernement idéal. Il y a, selon cette typologie (qui est parfois attribuée à Aristote, mais dont on trouve l’ébauche chez Platon, dans la République, le Politique et les Lois), trois formes de gouvernements possibles : soit c’est un seul homme qui dirige (monarchie), soit ce sont quelques hommes — de préférence les « meilleurs » (aristocratie), soit c’est tout le monde, le peuple (démocratie).
Quant tout fonctionne correctement, quand on chante les louanges de ces systèmes politiques, le premier système, la monarchie, est le meilleur gouvernement (un seul homme prend en connaissance de cause les décisions qui sont favorables à la collectivité, n’étant guidé que par l’intérêt général et le bien commun : c’est ce que l’époque moderne appellera le « despotisme éclairé », à l’image de la devise de Joseph II, « tout pour le peuple, rien par le peuple »…) et le troisième est le moins bon gouvernement parce que le moins efficace (on perd beaucoup de temps en débats et en délibérations, pour n’accoucher finalement que de lois timorées, amendées de toutes parts et souvent contre-productives…).
Par contre, si l’on envisage les effets pervers de chacune de ces formes de gouvernement, la situation change complètement : la monarchie dégénère en une tyrannie, qui est le pire régime politique (le monarque ne se laisse plus guider que par ses désirs et ses émotions : c’est le règne de l’arbitraire, de l’avidité et des passions ; le tyran lui-même est malheureux car il n’inspire aucun autre respect que celui qui résulte de la crainte et du malheur qu’il suscite) ; l’aristocratie dégénère, quant à elle, en oligarchie (gouvernement des « peu nombreux », d’une petite « clique » qui n’est pas forcément constituée par les meilleurs), terme utilisé aujourd’hui par les journalistes pour désigner de petits émirats où règnent des familles riches (les « oligarchies pétrolières ») ou encore des partis uniques où les promotions sont accordées sur des critères obscurs (les « oligarques » du parti communiste chinois) ; quant à la démocratie, elle dégénère en démagogie (les vils flatteurs, à l’image des Sophistes, remportent l’adhésion de la foule par des discours enflammés ; là aussi, inutile de dire que l’analyse de Platon conserve toute son actualité) ou en ploutocratie (« règne de l’argent », où le pouvoir économique est proche des sphères dirigeantes, ce qui n’est pas sans rappeler, encore une fois, certains dirigeants actuels de pays démocratiques…) En fin de compte, pour Platon et Aristote, si la démocratie est le moins bon régime politique dans un monde où tout fonctionne bien, elle est par contre, dans une optique « réaliste », où l’on tient compte des effets pervers de chaque forme de gouvernement, le moins mauvais régime politique !
i) Aristote, critique de Platon
L’école de Platon, l’Académie, est une sorte d’Université où l’on enseignait les mathématiques, la philosophie, l’art de gouverner, etc. Aristote (384-322 av. J.-C.) y fit ses études, avant d’être le précepteur d’Alexandre le Grand (grâce auquel il put collecter toute une série d’informations, de specimens, etc., dans tous les domaines scientifiques). A la fin de sa vie, il fonda une nouvelle école, le Lycée (qui tire son nom d’un temple consacré à Apollon Lycien) ou le Péripatos (on appellera les disciples d’Aristote « péripatéticiens » ou « promeneurs », parce qu’il donnait cours en se promenant avec eux sous les arbres). Il meurt un an après Alexandre le Grand. Aristote est un penseur universel qui nous a laissé un ensemble de traités vraisemblablement tirées de ses cours au Lycée, traités qui ont ensuite été rassemblés selon un ordre systématique : Logique, Physique, Psychologie, Biologie, Métaphysique, Ethique et Politique, Rhétorique et Poétique.
Aristote, s’il a suivi Platon sur de nombreux points, est en désaccord radical avec son maître sur le statut des idées. Celles-ci désignent un type d’être différent du sensible, un « autre plan », et, si Platon n’a jamais dit que les idées devaient être situées dans un « arrièremonde » ou un « ailleurs » (elles qui, précisément, ne sont en aucun lieu, ni aucun temps), il n’a pas expliqué en quoi consistait la participation du sensible à l’intelligible, se contentant de fabriquer un mythe créationniste. L’objection la plus fameuse d’Aristote (dérivée d’une objection que Platon se faisait lui-même) est l’argument du troisième homme : si les idées sont ce qu’il y a de commun à un ensemble d’objets sensibles qui se ressemblent sous un certain rapport (Aristote qualifie ce rapport d’« homonymie »), la question de la participation devient celle de savoir ce qu’il y a de commun au modèle intelligible et aux copies sensibles, c’est-à-dire comment l’idée elle-même ressemble, à son tour, à ces objets sensibles. Quelle est la cause de l’« homonymie » entre le modèle intelligible et la copie sensible ? Or, pour répondre à cette question, par exemple de la ressemblance entre l’idée d’Homme et les hommes sensibles, il faudra invoquer une nouvelle idée (un « troisième Homme »), à propos duquel se posera de nouveau la même question, et ainsi de suite à l’infini.
Pour Aristote, le problème vient de la séparation du sensible et de l’intelligible. Les idées ne sont pas à l’extérieur du monde sensible, mais bien plutôt dans chaque individu sensible : les corps sensibles comportent en eux une spécificité (eidos) ou une forme (morphè) qui se mélange à une matière (hulè) (d’où le nom de cette théorie, l’hylémorphisme). Si les idées permettent de conférer une certaine intelligibilité au réel (car, pour Aristote comme pour Platon, « il n’y a de science que du général » et le but de la science est la connaissance de l’universel), la philosophie théorique a pour vocation première d’expliquer le monde sensible, physique. Autrement dit, les idées ne sont que des concepts destinés à fonder la science, mais elles ne sont pas des modèles supérieurs ou antérieurs à leurs actualisations dans les corps sensibles.
Il y a d’autres différences entre Aristote et son maître (l’institution d’une science du devenir = la physique, le refus du mythe, la distinction tekhnè/phusis, la distinction praxis/theoria, etc. : sur toutes ces différences, voir ci-dessous), mais retenons pour l’instant qu’Aristote-le-biologiste est en désaccord avec la théorie des idées de Platon-lemathématicien : le réel, pour lui, c’est l’individu concret et particulier, et non les concepts abstraits : cette tortue-ci précède l’idée de la tortue, et non l’inverse ! Par suite, les idées ne sont pas innées mais acquises par l’observation de la nature sous toutes ses formes. Aristote étudie donc les grenouilles, les planètes, le corps humain, mais aussi les actions, les discours, les régimes politiques, et tout ce qui fait partie du monde en devenir. C’est ce qu’illustre cette partie d’un célèbre tableau de Raphaël où l’on voit Platon indiquer le ciel et Aristote lui répondre en montrant la terre :
j) Langages, logique et dialectique chez Aristote
Cependant, pour étudier le devenir, il faut d’abord clarifier le langage (logos), ou plutôt les langages, afin d’éviter les impasses suscitées par la sophistique. Aristote distingue ainsi plusieurs formes de langage en fonction du but ou de l’effet recherché. Par exemple, il faut distinguer le langage des poètes et celui des rhéteurs, qui ne poursuivent pas le même but, et a fortiori il faut les distinguer tous les deux du langage de la science.
La poétique est un discours qui vise à produire une certaine émotion chez l’auditeur, un effet « cathartique » (c’est-à-dire purificateur). La représentation de passions telles que la pitié ou la frayeur permet, considère Aristote, de « purger » l’âme, le plaisir esthétique étant l’opérateur de cette catharsis (terme qui désignera, dans la psychanalyse, la décharge d’affects liés à un événement traumatique). Par ailleurs, Aristote, comme Platon, définit cet art poétique comme une « imitation » (mimèsis), mais précise qu’il ne s’agit pas (comme chez Platon) de l’imitation d’une réalité préalable. Le plaisir de la re-connaissance, qui est la source de la connaissance, permet de donner une fonction thérapeutique à la mimêsis artistique, qui n’est donc plus disqualifiée comme chez Platon. Par ailleurs, envisageant cette notion de mimêsis à partir d’un modèle théâtral (et non plus pictural comme chez Platon), Aristote comprend la mimêsis sur le mode de la « représentation » (et non plus de la « ressemblance »). Le langage poétique se subdivise à son tour en deux genres : le drame (poème tragique) et le récit (poème épique). On a perdu le deuxième livre, sur la comédie.
poème tragique) et le récit (poème épique). On a perdu le deuxième livre, sur la comédie. La rhétorique, elle, cherche à convaincre, à persuader, et se subdivise également en différents sous-genres. Car la persuasion est différente selon qu’elle porte sur des faits passés (rhétorique judiciaire, dont l’objet est le vrai ou le faux, et dont le but est d’établir la responsabilité d’un accusé), présents (rhétorique littéraire, dont l’objet est le beau ou le laid, et dont le but est de déterminer le talent et l’honorabilité d’un orateur) ou futurs (rhétorique politique, dont l’objet est le bien ou le mal, et dont le but est la délibération ou la propagande). De plus, le logos n’est pas le seul élément qui entre en ligne de compte pour la rhétorique, qui met également en jeu l’ethos (honorabilité, prestance et réputation de l’orateur) ainsi que le pathos (les « passions » de l’auditoire).
Quant au langage de la science, enfin, il doit exprimer la vérité de façon objective, sobre et simplement descriptive, ce qui implique pour Aristote l’exclusion du mythe (qui appartient au sous-genre du récit, c’est-à-dire au langage poétique), dont on a vu que Platon faisait un usage permanent.
Aristote considère ainsi la seule logique comme l’instrument (organon), la forme de toute science, dont la connaissance porte sur les catégories communes à des classes d’individus. Cet instrument qu’est la logique se caractérise par sa structure prédicative : il s’agit chaque fois d’« attribuer » (kategorein) un prédicat (P) à un sujet (S) au moyen du verbe « être », ce qui donne des énoncés du type « S est P ».
Aristote distingue ainsi 10 « catégories ». La première catégorie est l’ousia ou « essence », qui correspond à l’« être par soi ». Il définit cette essence comme « le sujet ultime de toute prédication » : « sujet », car cette catégorie (qui correspond aux genres, aux espèces et aux individus) n’est pas attribuée à autre chose ; « ultime », parce que d’autres catégories peuvent êtres prises comme sujet grammatical (par exemple si je dis : « le blanc est une couleur »), mais renvoient en fin de compte à des essences. D’ailleurs, les genres et les espèces renvoient eux aussi, ultimement, à des essences individuelles, contrairement à ce que voulait Platon. Les 9 autres catégories, par contre, n’ont d’être que « par accident », en tant qu’elles sont attribués à un sujet : il s’agit de la quantité, de la qualité, de la relation, du lieu, du temps, de la position, de la possession, de l’action et de la passion qui sont attribuées à un ou plusieurs sujets. Là encore, il y a rupture avec Platon, chez qui tout intelligible était une « essence » et un « être par soi », sans distinction entre, par exemple, une qualité (comme le rouge) et une essence (générique, spécifique ou individuelle).
Aristote a classé tous les énoncés prédicatifs et les déductions immédiates que l’on peut en tirer d’un point de vue formel : c’est le carré logique, qui permet de distribuer les différents énoncés prédicatifs selon la quantité (propositions universelles ou particulières) et la qualité (propositions affirmatives ou négatives) pour mettre en évidence les relations entre ces propositions (contraires, contradictoires et subalternes) :
A = affirmative universelle (ex : « Tous les hommes sont mortels »)
I = affirmative particulière (ex : « Socrate est mortel ») (AffIrmo)
E = négative universelle (ex : « Aucun homme n’est mortel »)
O = négative particulière (ex : « Socrate n’est pas mortel »)
(nEgO)
Cette classification permet de repérer quelles déductions sont valides et lesquelles ne le sont pas : si une proposition A est vraie (« Tous les hommes sont mortels », par exemple), cela implique la vérité de I (« Socrate est mortel ») et la fausseté de E (« Aucun homme n’est mortel ») et de O (« Socrate n’est pas mortel »).
Si une proposition O (« Socrate n’est pas Belge ») est vraie, par contre, on ne peut rien en déduire concernant E (le fait que Socrate n’est pas Belge n’entraîne pas comme conséquence qu’aucun homme ne l’est), mais on peut conclure à la fausseté de I (« Socrate est Belge ») et de A (« Tous les hommes sont Belges »).
La fausseté des énoncés permet, elle aussi, de faire des déductions immédiates. Certes, si la proposition E (par exemple « Aucun homme n’est méchant ») est fausse, on ne peut en tirer aucune conclusion, ni concernant A (« Tous les hommes sont méchants » reste possible), ni I (« Socrate est méchant »), ni O (« Socrate n’est pas méchant »), qui peuvent toutes être vraies ou fausses. Mais si c’est la proposition I qui est fausse, dans le même exemple, cela implique la fausseté de A (puisqu’il y a au moins un homme — Socrate — qui n’est pas méchant) et la vérité de O, mais ne permet pas de tirer une conclusion au sujet de E (ce n’est pas parce qu’il est faux que Socrate est méchant qu’aucun homme ne l’est), et ainsi de suite.
Voilà pour les inférences immédiates entre énoncés. Mais il y a plus, car un raisonnement scientifique est une déduction constituée par une suite d’énoncés, ou une inférence médiatisée par un terme qui fait le lien entre deux énoncés et permet d’en tirer une conclusion qui constitue un nouvel énoncé. Aristote étudie donc ce que sont les « syllogismes », c’est-à-dire les formes de raisonnements valides, qu’il distingue des « sophismes », non-valides. Aristote cherche à définir dans quelles conditions un syllogisme est concluant : il faut un moyen terme, commun aux prémisses du raisonnement, mais qui ne figure pas dans la conclusion : « Socrate est un homme ; tous les hommes sont mortels ; donc Socrate est mortel » (le moyen terme est « homme »). Certains modes sont valides, d’autres pas : par exemple, « Socrate est un homme ; Napoléon est un homme ; donc Socrate, c’est Napoléon » est clairement non valide… Il n’y a, à vrai dire, que quatorze syllogismes concluants, sur deux cent cinquante-six combinaisons possibles, d’où l’importance de les répertorier.
Cette classification permet donc surtout d’identifier les déductions qui fonctionnent et celles qui ne marchent pas, souvent à la base des sophismes. Aristote a également mis en évidence d’autres règles logiques permettant de disqualifier les sophismes. Par exemple, pour qu’un syllogisme soit considéré comme valide, il faut pouvoir identifier un moyen terme qui est alternativement sujet et prédicat. Autre règle : il convient de faire attention à l’extension des termes utilisés dans les prémisses et dans la conclusion. Dans le sophisme « Tout ce qui est rare est cher ; un cheval bon marché est rare ; donc un cheval bon marché est cher », c’est le mot « rare » (le moyen terme) qui pose problème. Il suffit de montrer que l’extension de « rare » n’est pas la même dans les deux prémisses (la première extension du terme exclut, par définition, les éléments qui seraient à la fois rares et bon marché, contrairement à la seconde) pour disqualifier un tel sophisme.
Aristote met donc au point, avec la syllogistique, une méthode pour disqualifier les raisonnements non valides. Mais cette clarification logique de la science est entièrement formelle : il s’agit de déterminer si un raisonnement est valide indépendemment de son contenu. Ainsi, « Tous les hommes sont des courgettes ; or, toutes les courgettes sont des légumes ; donc tous les hommes sont des légumes » est un raisonnement valide formellement (c’est la première prémisse qui rend la conclusion fausse), de même que « Tous les hommes sont des lampadaires ; or, tous les lampadaires sont des êtres vivants ; donc tous les hommes sont des êtres vivants » (où l’on obtient une conclusion vraie à partir de deux prémisses fausses) !
Logique prédicative d’Aristote :
Enoncés prédicatifs :
Sujet (S) auquel il s’agit d’attribuer (kategorein) Prédicat (P) : « S est P »
10 « catégories » :
1. L’être « par soi » ou « essence » (ousia) : genre, espèce ou individu.
2 à 10. L’être « par accident » : quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession, action, passion.
Syllogisme (inférence médiatisée par un moyen terme) :
Socrate est un homme
Tous les hommes sont mortels (prémisses)
Donc Socrate est mortel (conclusion)
Cette clarification du langage est donc exclusivement formelle. Pour obtenir un raisonnement scientifique, il faut ajouter à la validité logique la vérité des prémisses ellesmêmes. Aristote détermine trois cas dans lesquels une prémisse est nécessairement vraie : (1) lorsque le prédicat est le genre du sujet (« la tortue est un animal ») — le genre représente pour Aristote le point où le logos signifie le plus de choses sans cesser d’avoir un sens univoque ; (2) lorsque le prédicat est la définition (genre + différence spécifique) du sujet (« l’homme est un animal rationnel ») ; (3) lorsque le prédicat est le propre du sujet (« l’homme est un être qui rit », « le chien est un être qui aboie »).
Cas où une prémisse est nécessairement vraie (induction) :
1. P est le genre de S
2. P est la définition de S
3. P est le propre de S
Ces propositions sont universellement vraies, certes, mais d’où vient finalement cette vérité ? De ce qu’Aristote nomme l’induction, qui consiste à tirer une règle générale à partir d’une multiplicité de cas particuliers. Cette démarche, si elle n’a pas la rigueur d’un syllogisme et des axiomes de la pensée logique (voir ci-dessus : principes de l’identité (a = a), du tiers exclu (a v -a) et de la non-contradiction (-[a . -a]), est autrement plus féconde. Et c’est un fait : il y a assez peu de syllogismes dans l’œuvre scientifique d’Aristote ! Avant d’opérer des déductions formelles, c’est finalement notre expérience et celle des hommes qui nous précèdent qui garantit la vérité scientifique.
Or la dialectique selon Aristote sert précisément, d’une part, à confronter des opinions admises aux règles de la logique (pour les confirmer ou les infirmer sur un plan formel), et, d’autre part, à confronter rigoureusement les opinions de ses prédecesseurs (méthode « aporétique ») pour en faire surgir la vérité. Les ouvrages conservés d’Aristote prennent généralement comme point de départ une enquête visant à dresser un « état de la question » et à confronter une série d’opinions à l’observation des faits et aux règles de la raison, pour proposer une nouvelle manière de s’intéresser au problème traité, souvent au moyen d’un discours de type classificatoire où l’on cherche à définir, conformément au projet de Platon mais par d’autres voies, l’essence des choses ou des phénomènes.
k) Aristote : physique et cosmologie
Reste maintenant à appliquer ce discours qui porte sur des prédicats, lesquels désignent des essences, pour expliquer le changement et instituer la science physique en tant que science du devenir (genesis). Pour que la pensée scientifique puisse appréhender ce devenir en ayant recours au langage de l’être, Aristote met en avant les notions d’acte (energeia) et de puissance (dunamis), qui expliquent le passage du non-être à l’être et vice-versa. Ce faisant, il ajoute un troisième terme, l’« en puissance », qui se situe en quelque sorte entre l’être (« en acte ») et le non-être. Ainsi, le bois (matière) est une table (forme spécifique) en puissance, l’embryon un être humain en puissance, etc. Le devenir du monde apparaît comme l’éveil de ce qui sommeille, l’actualisation incessante de ces puissances latentes.
Ainsi, il y a 3 principes pour expliquer un être en puissance : la matière (hulè), la privation (sterèsis) et la forme spécifique (eidos) dont sa matière est privée. Par contre, l’être en acte, une fois « réalisé », n’a plus besoin que de deux principes : sa matière (le bois) et sa forme spécifique (la table), laquelle s’identifie dans ce cas à sa forme phénoménale (morphè). Ainsi, l’idée platonicienne se situe dans les choses en devenir, d’abord comme privation, puis comme forme spécifique et phénoménale. C’est le sens de l’expression « hylémorphisme », appliquée au système d’Aristote.
Mais il y a une différence importante entre la table ou la statue, d’une part, et l’homme ou l’arbre, de l’autre. Aristote opère ainsi une distinction importante entre le processus de production artificielle, la tekhnè (« art » ou « technique »), dans lequel ce qui est produit requiert une présence permanente du producteur, d’une part, et, d’autre part, un processus naturel, la phusis, où ce qui est produit possède en lui le principe du mouvement par lequel il devient. En d’autres termes, une réalité naturelle est une réalité qui devient (c’est-à-dire qui passe de la puissance à l’acte) en vertu d’un principe interne de développement, tandis qu’une réalité technique a besoin d’un principe externe pour devenir.
La physique, science des êtres « naturels », est donc la science des êtres qui possèdent en eux-mêmes le principe de leur mouvement. Or, il y a 4 types de mouvements (c’est-à-dire d’interaction entre un « mobile » et un « moteur » par le contact entre les deux), qui correspondent à 4 catégories : (1) la génération et la corruption (mouvement selon l’ousia), (2) l’altération (mouvement selon la qualité), (3) la croissance et la décroissance (mouvement selon la quantité) et (4) le transport ou la translation (mouvement selon le lieu, c’est-à-dire ce que nous appelons communément un « mouvement »).
Quant à la cause d’un être physique ou technique, elle peut également s’entendre en 4 sens différents, les fameuses 4 causes (qui sont posées à partir d’une analogie avec la production) : cause matérielle (la chair, le bois), cause formelle (l’âme pour le corps, la forme pour la statue), cause efficiente (le principe du mouvement : l’agent ou l’origine), cause finale (pour Aristote, tout a une finalité, car « la nature ne fait rien en vain »). Pour connaître un être naturel, il faut donc découvrir ses quatre causes.
La cause efficiente, en particulier, pose un problème, car la théorie aristotélicienne du mouvement implique que le principe du mouvement est extérieur et que la continuité du mouvement, d’un projectile par exemple, est assurée par celle du contact entre le moteur et la chose mue. Par exemple, pour Aristote, une flèche reste en contact avec sa cause efficiente par l’intermédiaire de l’air qui diffuse le mouvement imprimé par la cause efficiente (la corde de l’arc). Aristote est également amené à postuler la non-existence du vide. Cette conception sera remise en question au profit, d’abord, de la théorie de l’impetus (un corps conserve un peu de force en lui-même après le contact, thèse défendue par Jean Philopon au VIè s. et par Jean Buridan au XIVè s.), ensuite au profit du principe d’inertie (le mobile persévère dans son état de repos ou de mouvement aussi longtemps qu’une force ne modifie pas cet état), propre à la physique moderne (Galilée, Newton, etc.)
Une autre différence entre la physique moderne et Aristote a trait à l’explication du mouvement et au finalisme qu’il implique. De cause en cause, Aristote passe de la physique à la métaphysique en établissant l’existence d’un Premier Moteur, lui-même immobile, qui est acte pur (dépourvu de toute matière), et aussi pensée pure (dont l’objet de pensée est l’être le plus parfait, c’est-à-dire lui-même : il est « pensée de la pensée »). Détaché du monde, il est pourtant la cause de tous les mouvements de l’univers, qui aspirent tous à cette perfection de la pure actualité : il meut, dit Aristote, « comme un objet d’amour ». Immobile, il est ce vers quoi tendent les sphères célestes, les saisons, mais aussi les mouvements physiques ou les actions humaines… Autrement dit, ce Dieu mécanique attire tous les êtres par sa perfection à laquelle ils aspirent tous, c’est-à-dire non pas en tant que cause efficiente mais en tant que cause finale. Ainsi, c’est la cause finale, « ce en vue de quoi » un objet est fait, qui apparaît comme la plus importante, et ce autant pour les objets artificiels que pour les objets naturels. Pour Aristote, les planètes sont constituées par un corps spécial, l’éther, « cinquième élément » astral, typique du monde supralunaire (régi par un mouvement de translation circulaire et échappant aux autres mouvements : de génération, d’accroissement et d’altération), qui vient immédiatement après le Premier Moteur.
Quant aux hommes, aux animaux et aux plantes, ils font partie du monde sublunaire, siège du devenir, dont les corps sont composés des 4 éléments traditionnels (le feu s’orientant vers le haut et la terre vers le bas).
Principes de la physique d’Aristote :
Distinctions
entre l’acte (energeia) et la puissance (dunamis)
entre la tekhnè et la phusis
entre le monde lunaire et le monde supralunaire
4 types de mouvement :
a) génération et corruption (mouvement selon l’ousia)
b) altération (mouvement selon la qualité)
c) croissance/décroissance (mouvement selon la quantité)
d) transport ou translation (mouvement selon le lieu)
4 « causes » :
a) cause matérielle
b) cause formelle
c) cause efficiente
d) cause finale
l) Aristote : métaphysique et psychologie
La physique ayant débouché sur l’hypothèse d’un Premier moteur, d’un Dieu immobile qui se situe « au-delà de » ou « après » (méta) le monde physique, Aristote a écrit une série de traités « métaphysiques » (en réalité, le mot vient du fait que ce sont les éditeurs des traités d’Aristote qui, plus tard, ont placé ces différents traités « après » ceux qui concernent la physique). Cette science qui porte sur « l’être en tant qu’être » a également reçu le nom d’ontologie car elle s’intéresse en particulier à la première catégorie, celle de l’être-par-soi (l’ousia), mais la métaphysique ne s’épuise pas dans l’ontologie car elle touche également à d’autres domaines tels que l’hénologie, qui concerne les rapports entre l’un et le multiple, et notamment la thèse selon laquelle « l’un est la mesure de toute chose », c’est-à-dire que toute chose peut être mesurée par rapport à une unité qui joue le rôle d’étalon (le mètre, le gramme, etc. — remarquons au passage que, pour Aristote, l’étalon des couleurs est le blanc, dont le noir est privation) et la théologie qui concerne l’ousia fondamentale qu’est Dieu (à propos duquel Aristote ne dit d’ailleurs pas grand chose d’autre).
La psychologie, elle, appartient bel et bien au monde physique : Aristote, en effet, considère avec Platon que l’âme est le principe des mouvements propres aux êtres animés, mais il refuse, en revanche, de considérer l’âme elle-même comme un ensemble de mouvements. L’âme, en somme n’a pas d’autre réalité que celle de donner vie à un corps, elle est pour ainsi dire simplement la « forme » ou « l’idée » du corps qu’elle anime ! Et, de ce point de vue, les végétaux, les animaux et les hommes n’ont pas la même âme et ne vivent donc pas la même vie.
Par rapport à Platon, Aristote distingue plus finement les parties de l’âme, précisément parce qu’il ne les considère pas comme des mouvements automoteurs mais comme des fonctions ou facultés (dunameis). Il différencie ainsi la faculté nutritive, siège de la vie (la seule que possèdent les plantes) ; la faculté désirante, liée chez certains animaux à leur faculté locomotrice (on se déplace localement pour répondre à un désir) ; la faculté sensitive (possédée également par les animaux), qui s’exerce par les 5 sens et aussi par un « sens commun » (permettant d’unifier les différentes sensations et de percevoir des réalités sensibles « communes » comme le mouvement ou la grandeur) ; la sensation implique ensuite l’imagination (phantasia) qui est le siège des images et de la mémoire ; enfin la faculté intellectuelle, qui est propre à l’homme et à lui seul, et qui porte sur les intelligibles.
Or, Aristote distingue dans l’intellect (noûs) un principe actif ou intellect agent qu’il compare à la lumière qui fait passer les couleurs de la puissance à l’acte, et un principe passif ou intellect patient, qui est la faculté de « recevoir » simplement les intelligibles. Cette distinction sera historiquement très discutée, surtout à la fin du moyen âge (lorsque les Arabes permettront à l’Occident de redécouvrir les textes d’Aristote), le philosophe arabe Averroës (XIIè siècle) proposant de voir dans l’intellect agent la Pensée divine et dans l’intellect patient la pensée humaine (ce qui implique que l’intellect est unique et que tous les hommes ont un point de vue particulier sur une seule et même Pensée transcendante), thèse qui sera vigoureusement réfutée par l’Eglise et en particulier par saint Thomas d’Aquin (XIIIè siècle), lequel y voit plutôt une distinction interne à l’âme humaine (ce qui permet de préserver l’individualité de cette âme et, par là, son immortalité). (voir ci-dessous)
Les facultés de l’âme selon Aristote :
a) faculté nutritive (âme « végétative »)
b) faculté désirante (+ locomotrice)
c) faculté sensitive (5 sens + sens commun)
d) imagination (phantasia) et mémoire
e) faculté intellectuelle (noûs) : distinction entre intellect « agent » et « patient »
m) Aristote : éthique et philosophie politique
Aristote, contrairement à Socrate et Platon (selon lesquels le Bien ou le Juste sont l’objet d’une science), pose une distinction radicale entre la « contemplation » (theoria), qui a trait au nécessaire (ce qui ne peut être autrement) et la praxis, qui porte sur le contingent (ce qui peut être autrement ou qui peut ne pas être du tout). (Il faut aussi différencier praxis et poièsis : la première est l’action qui n’a pas de fin extérieure à elle-même, alors que la seconde, liée à la tekhnè, a en vue un produit extérieur, œuvre ou discours). L’adaptabilité de la vertu aux situations les plus diverses, qui caractérise l’action humaine, est le domaine la phronèsis, « prudence » ou sagesse pratique, qui s’acquiert par l’expérience et par l’éducation.
Dès lors, les vertus éthiques doivent reposer elle aussi sur un critère pratique et contingent, celui du juste milieu entre deux vices (l’un par excès, l’autre par défaut) qu’il s’agit d’éviter : le courage, par exemple, est le juste milieu entre la lâcheté et la témérité, la générosité entre l’avarice et la dépense, la tempérance entre la débauche et l’insensibilité, etc. Avec ce critère « pratique » (et non « théorique »), Aristote évite de devoir donner une règle morale applicable à toutes les situations, tout en préservant la possibilité d’une norme objectivable afin de rationaliser les actions humaines.
Aristote définit la justice (dikè) — le juste est ce qui est conforme à la loi (légalité) et ce qui respecte l’égalité, l’injuste est ce qui est contraire à la loi et manque à l’égalité — selon le même principe : l’injustice (consistant, par exemple, à s’attribuer à soi-même une part trop importante d’un bien) est génératrice d’excès et de défauts, là où la justice (consistant, au contraire, à répartir équitalement un bien) maintient un équilibre entre les parties. Aristote distingue par ailleurs justice commutative (appelée aussi « corrective »), qui conçoit une répartition équitable selon un strict principe d’égalité arithmétique, et justice distributive, qui répartit en fonction du mérite de chacun, celui-ci étant relatif aux valeurs de chaque régime : la richesse pour l’oligarchie, la vertu pour l’aristocratie, etc.
Aristote reste dans le sillon tracé par Socrate et par Platon en voyant dans la spéculation philosophique le genre de vie qui, s’il ne concerne que certains hommes, rendra ceux-ci plus heureux : car, pour cultiver son bonheur, l’homme (qu’Aristote définit, rappelons-le, comme un animal « rationnel ») doit idéalement chercher à vivre une « vie contemplative », tournée vers la science et vers la recherche désintéressée, c’est-à-dire se ménager une quantité suffisante de loisir dans le seul but de fortifier son intellect. Cependant, à ce bonheur contemplatif qui incarne de façon idéale la finalité de l’homme, animal rationnel, Aristote ajoute le bonheur que l’on trouve dans les plaisirs et les divertissements, d’une part, et celui que l’on trouve dans la citoyenneté responsable, d’autre part. Ces trois dimensions doivent être réunies pour que l’homme mène une vie heureuse.
Car l’homme, pour Aristote, ne se définit/spécifie pas seulement comme animal « rationnel », mais également — ce qui est présenté comme une conséquence naturelle de la définition de l’homme — animal « politique ». La cité (polis), en effet, fait partie des choses naturelles car elle a pour fin de permettre à l’homme de vivre en autarcie (seul un homme dégradé ou surhumain désire vivre seul), et, rappelons-le, « la nature ne fait rien en vain ». Or, l’homme est cet être doué de parole qui peut avoir en commun avec ses semblables des perceptions du bien et du mal, du juste et de l’injuste, etc., la famille et la cité étant précisément constituées à partir de ces notions « politiques » communes.
Aristote, on l’a dit, reprend et développe la typologie des régimes politiques qui avait été proposée par Platon. Il refuse cependant de distinguer comme Platon le meilleur, le pire ou le moins mauvais régime politique « en soi » : il n’y a pas une seule constitution idéale, mais celle-ci prend une forme différente relativement à chaque cité. Ainsi, si Sparte a mis au pouvoir une oligarchie militaire, tandis qu’Athènes a été le berceau de la démocratie, c’est parce que ces formes de pouvoir sont celles qui convenaient le mieux à la situation particulière de chacune de ces communautés politiques.
Cette philosophie politique, qui refuse d’imposer à tous les hommes un seul modèle de gouvernement (et, partant, de laisser le pouvoir aux seuls « rois-philosophes ») et préfère, une fois de plus, appliquer un critère pratique et contingent en fonction de telle ou telle situation, a néanmoins été critiquée comme n’étant rien d’autre qu’une pure et simple justification de l’ordre établi… De plus, Aristote ne semble pas avoir pris la mesure des changements politiques impliqués par le passage de la cité-état à l’Empire, dont il fut pourtant, en tant que précepteur d’Alexandre le Grand, un témoin privilégié.
Différences principales entre Platon et Aristote