Le transcendantal au service du phénomène – Florian Forestier

Le transcendantal au service du phénomène. La libération transcendantale du phénoménologique et de la phénoménologie

  • Florian Forestier
  • Université Paris – Sorbonne

Je voudrais avec ce texte m’inscrire en faux par rapport à une certaine façon de comprendre la perspective transcendantale en phénoménologie et de s’opposer à elle.

Il est important de poser dans toute sa généralité la question du sens d’une démarche transcendantale, de l’intérêt et de la motivation qu’il peut y avoir à se réclamer du transcendantalisme aujourd’hui. C’est pourquoi je veux tenter de ne plus justifier ou défendre le transcendantalisme ou un transcendantalisme, mais de demander ce qu’on peut bien vouloir dire en caractérisant une perspective de transcendantale.

Parler d’un transcendantal au service du phénomène peut apparaître paradoxal, voire absurde, le transcendantal étant souvent considéré comme ce qui empêcherait la phénoménologie d’être véritablement phénoménologie – ou qui habiterait intrinsèquement toute phénoménologie et la rendrait en tant que telle impossible.

Pour beaucoup d’auteurs, le transcendantal serait la faute originelle de la phénoménologie. Il serait une trace de dogmatisme qu’elle aurait toujours porté en germe, le signe d’une vocation originellement biaisée. Le transcendantalisme voudrait réduire le réel à des catégories plutôt que d’assumer l’exposition à sa transcendance – qu’il ne faudrait peut-être même plus caractériser comme transcendance.

Pour nombre de phénoménologues, accomplir le projet phénoménologique semble revenir à réduire, toujours davantage, les structures transcendantales implicitement inscrites dans les termes de l’analyse et qui en voileraient l’accès, pour libérer le réel de tout conditionnement, de toute préconception, de tout phénomène d’écrantage.

Il faut cependant se demander plus précisément ce qu’on défend ou rejette avec le transcendantal, car la référence à la perspective transcendantale ne suit pas nécessairement la ligne communément admise.

La polysémie du transcendantal

Lorsqu’on évoque une phénoménologie transcendantale, il faut bien d’abord préciser ce dont on parle, le plus simple étant alors de rapporter la phénoménologie transcendantale stricto sensu à Husserl et au tournant husserlien.

Là encore, toutefois, il faut se montrer prudent, le dit tournant ; si souvent décrié, ne résidant pas nécessairement là où on le pense, la dimension strictement transcendantale ne relevant pas nécessairement elle-même de ce dont on a voulu sevrer la phénoménologie husserlienne.

Dans Accéder au transcendantal2 , Jean-François Lavigne distingue deux dimensions du questionnement transcendantal chez Husserl, et s’il reconnaît la légitimité du premier, il conteste en revanche celle du second.

  • 1) La phénoménologie transcendantale est d’abord une phénoménologie du transcendantal orientée vers les conditions subjectives de possibilités de l’expérience. En ce sens, cette phénoménologie du transcendantal n’est pas toute la phénoménologie, mais seulement une de ses parties. Le transcendantal est classiquement la dimension dont relèvent les conditions de possibilités de l’expérience en général, et de la connaissance en particulier, et la phénoménologie transcendantale s’occuperait de l’inscription phénoménologique d’une telle dimension a priori, de penser autrement dit une expérience du transcendantal, qui est chez Husserl une expérience transcendantale, une vie transcendantale.
  • 2) Le tournant transcendantal prend cependant une deuxième acception, ontologique celle-là. Husserl y tenterait une fondation phénoménologique de l’idéalisme transcendantal. En cette acception, le tournant transcendantal impliquerait une véritable thèse métaphysique en posant que l’étant n’a pas d’être propre en dehors de son objectivité, elle-même constituée selon une légalité inscrite dans les structures de l’ego transcendantal. Le transcendantal ici manquerait une dimension tout aussi essentielle de la phénoménologie : l’extériorité du réel ou du monde, et donc la mise en jeu, dans l’expérience que nous en avons, de la question ontologique. La phénoménalité manifesterait quelque chose qui s’impose d’emblée comme premier par rapport à son phénomène, dont la frappe déclare en même temps l’indépendance à l’égard de son apparition. Le transcendantal atrophierait la transcendance et n’assumerait pas l’infondement intrinsèque de l’expérience, qui, comme telle, est toujours expérience de quelque chose, expérience en laquelle nous apprenons quelque chose.

Pour Alexander Schnell au contraire3 , le transcendantalisme husserlien est inséparable de la dimension génétique de la phénoménologie. Celle-ci désigne d’une part la prise en compte des étapes que la conscience a du traverser, tout autant les rencontres factuelles qui l’ont motivée et marquée que les modifications qu’elle a du se faire subir à elle-même pour rejoindre ses objets. Elle désigne cependant aussi ce qui sous-tend le rapport actuel de cette conscience à ses objets, ce qu’implique la façon dont elle se met en rapport avec eux, que l’actualité de la visée recouvre, mais que la phénoménologie doit déplier. L’actualité du rapport à l’objet présuppose une genèse enfouie en lui.

Il s’agit bien dès lors de produire la genèse de la facticité ou, plus précisément ici, la genèse des aperceptions, de dévoiler les sous entendus de l’analyse statique en démontrant que « (…) toute fondation de validité repose sur une genèse de motivation et d’implications intentionnelles, sur une histoire sédimentée du sens et des opérations de sens4 ». Il s’agit autrement dit de rendre compte de ce qui apparaît et de la structure de cet apparaître sans l’appuyer ou l’enraciner dans un fondement transcendant qui l’assurerait de son sens, d’assumer que ce qui apparaît en tant qu’il apparaît n’a pas de fondement, qu’il y a une au contraire une précarité ontologique constitutive de l’apparaître.

Mais peut-on pour autant dire que la genèse donne la clef de la phénoménologie transcendantale ? Chez Husserl, ce n’est pas certain, car la genèse est au service du transcendantal plutôt que d’être le transcendantal. Husserl s’avance assez prudemment et à tâtons pour comprendre la possibilité du fonctionnement de la conscience actuelle ; ce serait s’avancer que de dire que la genèse en est le fondement. Elle est au contraire conçue et introduite pour soutenir l’actuel.

En effet, le statique reste le telos du génétique : Husserl oriente la genèse vers l’actuel au lieu de la rendre seulement compatible avec lui. Sur ce point, Marc Richir inscrit alors une rupture radicale. Avec la réduction hyperbolique, il se donne un champ phénoménologique totalement sauvage, et change d’un même mouvement le sens du discours phénoménologique et de la position transcendantale.

Alors que pour Husserl le phénomène n’est pas le plus souvent en flottement, pour Richir, le lieu du phénoménologique est bien au contraire celui du flottement et des différents degrés de flottement, de ce qui s’inscrit en deçà des unités toujours quand-à elles instituées.

De cette façon, le transcendantal à son tour prend deux sens. Il prend d’une part le sens d’un discours sur ce qui est sous-jacent à ce qui nous apparaît d’abord et le plus souvent, et dont la précarité et la contingence structurelles appellent l’examen d’une épaisseur enfouie. Il prend d’autre part le sens d’un examen de la position d’un tel discours constitutivement détaché de tout fondement ontologique sans toutefois être abstrait de la question de la concrétude.

La constitution transcendantale du problème de la phénoménalité

a) Ce qui motive la recherche du fondement

Quelle grille appliquer pour rendre compte de l’objectivité ? Demande Kant. Du moment que le format de l’objectivité s’applique, il faut rendre compte de ce qu’impose ce format. Rien dans l’intuition récurrente que j’ai de mon chat ne m’assure chaque matin et chaque soir qu’il s’agit du même chat ; l’unité est une catégorie a priori à l’horizon de laquelle l’expérience phénoménale est comprise comme portant une connaissance objective.

Rien dans la perception que j’ai du chat courant vers le miroir ne porte la relation de causalité entre cette course et la chute du miroir qui s’en suit (même s’il y a bien une correspondance structurelle entre ce qui, dans l’expérience perceptive, peut être extrait sous forme de schème transcendantal de variation ou de stabilité, et la reprise catégoriale qui peut en être faite).

Kant demande ce qu’il faut postuler a priori pour rendre l’intuition sensible porteuse d’objectivité – ce au regard de quoi il faut comprendre le pensable. De la même façon, le schématisme transcendantal ne fonde pas la catégorialité : il explicite juste l’homogénéité structurelle des catégories et de l’expérience pour comprendre comment celles-ci peuvent s’appliquer à celle-là.

Pour autant, ce qui articule le geste de recul kantien à la perspective génétique d’autoconstitution de la philosophie classique allemande, c’est la mise en cause de la position de l’être. La conceptualité philosophique s’y ressaisit comme geste, reprend prise sur la perspective qu’elle constitue. Fichte, en particulier, a mis en évidence le lien entre le thème de la fondation (qui n’est pas recherche d’un fondement, mais un mouvement), et la question de la légitimation en décomposant la question ancienne du Théétète.

Le problème n’est plus alors de fonder une connaissance par autre chose, mais de comprendre le mouvement même qui conduit à la recherche des fondements, ou plus précisément, de comprendre la fondation en ce mouvement même qui l’appelle. Qu’est-ce qui, demande ainsi A. Schnell, motive et fonde « (…) la recherche incessante et radicale des conditions de possibilité5 », dont le mouvement devient, au-delà de la table kantienne des catégories, l’objet de la recherche de la philosophie classique allemande ?

b) Le recul transcendantal kantien

La problématique kantienne de la chose en soi prend de façon exemplaire comme objet la possibilité de faire retour sur la façon dont le donné d’expérience est spontanément mis en forme, spontanément articulé, par l’entendement qui le prend comme objet. Ce faisant, elle permet également de distinguer, d’une façon nette, la question de la façon dont la réalité du réel est préformée dans le discours, et la façon dont elle peut être posée, spécifiquement comme un problème.

De cette façon, elle permet en effet d’examiner le problème de la position du réel comme question que le philosophe ne peut pas ne pas poser, et dont il ne peut pour autant proposer aucun traitement direct. Selon Michel Bitbol, la chose en soi. « (…) est ce qu’on ne peut pas éviter de penser, et qui pourtant, par définition, ne saurait être connu.»

La chose en soi est ainsi pensée d’abord comme l’origine que la pensée doit nécessairement poser pour les affections de la sensibilité. On ne peut pas, pour Kant également, poser le phénomène sans poser qu’il est phénomène de, que sa phénoménalité appelle une extériorité nécessairement extra-phénoménale. Cette extériorité caractérise du même coup le décalage de l’expérience d’avec la raison dans la mesure où « (…) l’expérience ne satisfait jamais entièrement la raison.».

Pour Kant, la position de la chose en soi comme problème est co-originaire de la position de la connaissance comme problème, c’est-à-dire de la forme de réflexion spécifique que le philosophe mobilise lorsqu’il cherche à penser la connaissance comme telle. La chose en soi est autrement dit posée par le philosophe dont l’optique scinde spontanément la question du réel en deux problématiques : le réel comme ce à quoi nous avons directement affaire d’une part, et le réel comme ce à partir de quoi nous pouvons penser le fait d’y avoir affaire. La chose en soi n’est pas au-delà du phénomène, mais n’est rien d’autre que l’au-delà au sein du phénomène.

Elle ne peut être posée qu’à-même l’acte de synthèse au sein duquel l’unité d’une fonction subjective est elle-même découverte, non sous la forme d’une pré-donnée, mais sous celle d’une contrainte transcendantale renvoyée par l’unité de l’élaboration discursive du sensible au sein de l’entendement. En effet, « (…) ce n’est que dans la mesure où je peux lier dans une conscience un divers de représentations données qu’il m’est possible de me représenter l’identité de la conscience dans ces représentations mêmes8 ». La chose en soi apparaît moins comme un pôle que comme le milieu indéterminé, au sein duquel la dualité problématique du sujet et de l’objet peut être élaborée comme telle par le philosophe et explicitée dans sa dynamique .

c) Du sens au sens du sens

Pour Marc Richir, la problématique kantienne peut être élargie : la question du langage implique la position formelle d’un réel auquel le langage est exposé, mais sans pouvoir « sortir de lui-même ». Il ne peut en d’autres termes que se déplier lui-même pour exhiber le type de contrainte que lui impose cette extériorité inassignable qui l’habite pourtant. De cette façon, la philosophie apparaît comme un retour réflexif dynamique sur la possibilité de la connaissance, la tentative de développer une connaissance du rapport de la connaissance à son objet.

Marc Richir propose de cette question une reformulation puissante. C’est, écrit-il, au sein de l’ouverture spontanée du langage (du sens) au réel, d’une anticipation selon laquelle le réel apparaît comme sensé (ou susceptible d’être dit de façon sensée) que la question de la signifiance du réel en général, du sens de ce qui fait sa réalité, peut-être posée par retour réflexif. Ainsi :

« Que la signifiance du réel, le sens d’être de ce qui est, fasse irréductiblement partie, selon une corrélation aussi systématique qu’énigmatique, de la signifiance en général au sein de l’institution symbolique de langage, c’est là, en vérité, la question abyssale de toute métaphysique, mais aussi de toute la pensée humaine.»

La philosophie cherche à redoubler la question du sens en fixant, de son côté, le sens du sens, c’est-à-dire le sens de ce qui est et de ce qui n’est pas, et de ce en quoi ce qui est « est » et ce qui n’est pas « n’est pas »11. Mais ce redoublement est toujours formel, car déjà lui-même pris dans ce dont il entend s’abstraire. Toute projection d’une logique dans l’être (fut-ce la logique de sa déhiscence phénoménologique originelle) reste une projection, en laquelle le langage continue à jouer avec lui-même et manque, une nouvelle fois, la façon dont il frôle ce dont il entend malgré tout dire quelque chose.

Un tel redoublement n’est donc au contraire possible qu’au sein d’une béance, de l’extériorité d’un non-sens originellement inscrite au sein du sens, d’une éclipse interne du sens qui est le lieu architectonique du réel en lui. Le fondement (ou ce dont il est le nom) ne peut, en d’autres termes, se manifester à la pensée que de façon négative, comme trace d’une altérité absolue qui l’habite. Le jeu du sens et du réel se fait en reflets » : les deux indéterminations se déterminent mutuellement, et c’est au sein du sens lui-même que l’extériorité du réel se réfléchit positivement sous la figure de l’absolu, ce qui fait conclure à Richir que le concept originel de la philosophie que la phénoménologie permet de mettre en crise n’est pas celui de l’Être, mais celui de l’Un, la confusion de l’Être et de l’Un caractérisant seulement une longue séquence d’origine aristotéléicienne, et non l’ensemble de la philosophie occidentale.

Cette négativité de l’absolu pour la pensée n’est par ailleurs pas autre chose, cependant, que le concept transcendantal pur de phénoménalité ; l’idée de phénoménalité signifiant en effet écart, incoïncidence.

La position des concepts transcendantaux implique une sorte d’évidement de leur sens ontologique. La thématique de réel comme l’impossible exprime précisément l’essentielle mutité du réel pour la pensée qui le pense, et ne peut le penser, que comme l’impensable.

« Fondement inconnu et inconnaissable, que les néo-platoniciens thématiseront presque à l’extrême, fondement autoréférentiel, non thétique de soi, transcendant et autonome, où l’institution de la philosophie arrive presque à l’expression pure de son propre sens, c’est-à-dire aussi de sa propre énigme. »

 En toute rigueur – c’est, pourrait-on dire, l’intuition de toute hénologie – l’absolu n’est pas un concept ontologique14, car toute édification d’une ontologie le suppose. L’absolu s’absout toujours de ce qu’il fonde. En ordonnant les différentes régions d’être et les modes de leur dépendance, l’ontologie ne peut pas se placer au point de vue de leur pure positivité, c’est-à-dire dans la positivité de l’absolu lui-même, et ne décrit que la façon dont ils empruntent leur positivité relative à l’absolu.

L’ontologie cherche l’absolu, cherche quel est l’absolu, l’alpha et l’oméga de son système, mais elle ne se hasarde pas à élaborer une architectonique qui explicite le rôle même de cet absolu dans la structure de son questionnement. Celui-ci est, formellement, au-delà de l’être, mais cet au-delà n’a lui-même rien d’outre-ontologique dans le sens où il serait seulement principe ou transcendance. Il n’est que la butée de la pensée sur elle-même, que « (…) l’excès réfléchi comme le lieu même de la division interne à toute institution symbolique. »

C’est la dysharmonie, la négativité de l’Absolu qui ne se manifeste que de se soustraire, et non sa positivité réinstituée qui en est l’expérience. Il y a « absolution » de l’absolu avant qu’une institution ne réinscrive positivement « ce qu’est l’absolu », ce en quoi l’absolu est l’absolu, c’est-à-dire ne détermine l’absoluité de l’absolu.

Dès lors, le réel ne peut paraître autrement que comme une extériorité absolue, à laquelle aucune vie, aucun mouvement, n’appartiennent nécessairement, dont toute ontologisation ne peut être que secondaire. L’ontologie ne propose jamais qu’une image, plus ou moins déformée, de nécessités systématiques qu’elle ne peut exhiber pour elles-mêmes et qu’elle ne fait que rencontrer, plus ou moins rigoureusement puis reproduire dans un enchaînement qui les lie parte extra parte, extérieurement à leur propre contenu conceptuel.

Chez Kant également, le donné sensible n’est pas donné comme un contenu, mais comme la forme d’une extériorité. Selon Marc Richir, la problématique de la Critique de la faculté de juger n’est autre que celle de la mise en jeu de l’extériorité au sein de la sensibilité, c’est-à-dire de la mise en jeu de cet excès au sein du donné, qui est lieu du phénoménologique. La phénoménalité, transcendantalement, n’est pas autre chose que le non-donné au sein du donné ; la phénoménologie transcendantale ne fait pas autre chose en d’autres termes que dévoiler cette logique de mise en corrélation d’un donné et d’un non-donné..

Sans cette discordance, ce voilement, il n’y a en effet plus rien de concevable, sinon l’auto-affection d’un acte pur sans effort, sans reste, d’un acte infiniment léger et transparent, du fantasme d’un dieu infiniment versatile. Les concepts d’extériorité et d’intériorité, que l’on est amené à poser pour rendre compte du champ phénoménologique ne nous disent rien sur les processus de phénoménalisation qui les mettent en jeu. La phénoménologie manifeste l’impossibilité de dialectiser ces concepts, dont les configurations ne peuvent que se rencontrer. La pluralisation originaire de l’extériorité apparaît comme l’ouverture transcendantale de la phénoménologie.

Cette structure de réflexivité se faisant, se compliquant et se complexifiant se comprend également en lien à ses inspirations dans la philosophie classique allemande.

Du phénoménologique à la phénoménologie. La réflexivité et l’exposition

On tentera ainsi d’exprimer la question du phénoménologique sous forme d’une double contrainte, puisqu’il s’agit à la fois d’en déterminer la position – de clarifier le statut du phénoménologique – et de prendre acte de ce que cette position implique. La propension réflexive de la phénoménologie se double d’une propension investigatrice, expressive, laquelle se charge de mettre l’expérience en fiction, en intrigue, en drame pour amener à la pensée philosophique cet immédiat qui lui est toujours aussi le plus étranger.

Ce double mouvement recoupe de façon intéressante le débat Fichte-Schelling, dont je dirai d’abord quelques mots.

a) Fichte – Schelling

Pour Fichte, la réalité de l’absolu ne doit pas être posée comme extérieure à la formalité du savoir. Le savoir en effet ne serait alors que savoir de l’absolu, en l’absolu, mais non encore savoir absolu. En lui la philosophie échapperait à la réflexion et se stabiliserait dans une contemplation assurée d’un principe.

Au contraire, selon Marc Maesschalk, le savoir absolu devrait être considéré, à l’image de la façon dont la théologie conçoit Dieu, comme « (…) une sorte d’intuition de l’auto-affection de la créativité pure comme pâtir-avec en toutes les concrescences de l’actualisation du monde.16 » Il n’est à proprement parler savoir qu’en étant savoir de lui-même, en se saisissant dans sa propre activité sachante, en saisissant ce en quoi il sait. La philosophie transcendantale ne peut ainsi accéder à la paix, mais seulement se tenir fugitivement dans un équilibre « (…) entre le besoin subjectif de voir et le principe objectif de ce voir. »

Le savoir absolu n’est rien d’autre que « le retourner en soi » (das Zurückkehren in sich) : il n’est là que pour le philosophe qui s’adonne au philosopher, non pas dans un concept, qui présuppose l’opposition du Non-Moi, mais dans une simple intuition. En ce sens, il ne peut produire aucun Savoir nouveau et particulier comme Savoir matériel possible (Savoir de quelque chose) mais il n’est que le Savoir universel revenu sur lui-même dans le Savoir de soi, dans la réflexion, la clarté et la maîtrise de soi. La Doctrine de la Science n’est pas l’objet du Savoir, mais une forme du Savoir de tous les objets possibles. Fichte place au principe de sa pensée non pas la réflexivité, mais ce qui la rend possible, le principe formel de la réflexion qu’il désigne comme réflexibilité. C’est bien cette forme de la réflexibilité qu’il s’agit alors d’amener à l’expression dans la pensée pour la ressaisir le principe de tout savoir – au-delà ou en deçà même, comme le principe de l’auto-interrogation du savoir se reconnaissant comme formalité même du savoir.

Inversement, pour Schelling il faut avant toute chose « (…) distinguer la philosophie sur le philosopher de la philosophie elle-même» Le principe alors n’est pas seulement savoir de la principialité : il est aussi ouverture, arrachement. Dans la Philosophie de l’identité, Schelling tente encore d’articuler deux séries se déterminant l’une l’autre : la série de la philosophie de la nature explicite le processus de transcendantalisation de la nature, la série de la philosophie transcendantale celui de naturalisation du transcendantal.

Au sein de ce double conditionnement cependant, la philosophie transcendantale s’avère en dernière instance déterminante en ce qu’elle produit le sens des lois qui sont extériorisées dans la philosophie de la nature. La légalité est en quelque sorte transcendantalement produite puis injectée dans la nature.

La philosophie ultérieure de Schelling procède à une tentative de dépassement de ce formalisme pour dévoiler un processus plus originaire que celui de la réflexibilité et ressaisir en quelque sorte la vie de la pensée et son ouverture sans conditionner cette saisie à l’effectuation d’un acte réflexif. Chez Schelling, il est de l’essence du savoir de s’échapper dans la mesure où il est révélation. C’est bien la structure même de la révélation qu’il s’agit de saisir en déformalisant la philosophie transcendantale.

Cette déformalisation exige à son tour que la pensée s’appréhende sur le vif, au sein d’un élément irréductible qui parle d’emblée en elle, élément de la mythologie, ou de la révélation, ou plus simplement, et plus insaisissablement, du langage.

b) Phénoménologie réflexive

Dans un article particulièrement stimulant, Alexander Schnell19 propose une généralisation de cette conversion fichtéenne de la phénoménologie en interprétant le mouvement de déploiement de la phénoménologie comme une succession de conversions réflexives.

Selon Schnell, le principe de la corrélation intentionnelle correspond chez Fichte à la position naïve de la question de la connaissance, mais sans que cette pure position n’élucide quoi que ce soit de son fonctionnement. Il s’agit en d’autres termes d’une reformulation de la question de la connaissance qu’il s’agit de concrétiser en poussant à bout le processus réflexif. En effet, cette pure image conceptuelle qu’est la structure de corrélation (on y pose, sans encore le déterminer, un phénomène de la connaissance) engendre, dans le droit fil de la méditation fichtéenne, une seconde conversion quittant, elle, le terrain naïf de la phénoménalité concrète.

Le phénomène de la connaissance comme tel n’est aucun phénomène concret. La question qu’il pose en d’autres termes ne peut être comprise que comme caractérisation phénoménale de la phénoménalité, comme structure selon laquelle penser (pour A. Schnell, construire) l’image conceptuelle de la phénoménalité. En ce sens, ce phénomène de la phénoménalisation n’est d’abord phénomène de rien. Il ne peut être caractérisé, formellement, que négativement, dans sa différence d’avec tout phénomène déterminé. Ce sont concrètement les structures pré-intentionnelles qui ouvrent et configurent la scène de la phénoménalité ordinaire qui sont ainsi révélées. Celles-ci sont à leur tour transcendantalement caractérisées par un redoublement constructif de la réduction

Ce phénomène de la phénoménalisation ne se laisse cependant dans un premier moment caractériser que de façon négative laquelle caractérisation demeure encore insuffisante à fonder un véritable savoir phénoménologique. Celui-ci ne peut alors pour Schnell advenir qu’en une seconde réflexion intériorisante, laquelle se prend elle-même pour objet, ou plus exactement prend elle-même pour objet la nécessité rencontrée dans la première réflexion. En quoi le phénomène de la phénoménalité ne peut-il être que dissipation, fugacité ? Précisément, pour A. Schnell, parce que le concept de phénomène n’advient qu’en l’acte réfléchissant qui le dégage comme phénomène.

Le phénomène au sens radical est un concept transcendantal qui n’est que de « se réfléchir » : originairement, le phénomène n’est pas ouverture et donation d’une extériorité, mais pli réflexif qui ne rencontre l’extériorité que comme extériorité, qu’en ce qu’elle lui apparaît en tombant hors de cette autoréflexion. Il est bien réflexibilité-sefaisant.

Rappelons avec Alexander Schnell que, pour Fichte, le soi fondateur n’est pas une substance ni un contenu, mais une forme « Sich-Form » (« forme-soi » ou « forme-se »)

« Le point décisif de cet enseignement est que le principe du savoir n’est pas un « Moi », mais la loi – a-subjective – de l’auto-réflexion. La philosophie de la réflexion arrive ici à son point culminant – en abandonnant complètement l’idée de la réflexion comme simple retour réflexif sur un Moi préexistant. Le soi, plus exactement : le « se » n’étant que la loi du se-réfléchir, a-subjective et anobjective. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que Fichte le considère comme « pur » ou comme « ab-solu »

Le transcendantal exhibe une structure de pli qui est pliabilité – c’est l’assomption de cet abîme de la réflexivité qui transpose celle-ci en horizon de fondation. Dès lors aussi, la radicalisation du transcendantal jusqu’à son autofondation aboutit bien à sa plastification : le fondement ultime du transcendantal, c’est la structure de la réflexivité, toujours agie, la réflexivité parvenue à son auto-possession qui n’est qu’épreuve agissante de soi, une autopossession qui n’a pas à se poser dans un fondement extérieur.

Le transcendantal se met au service de la révélation du donné. Il est une mise en mouvement interne de la pensée se ressaisissant activement en se réfléchissant pour s’accompagner au sein de ses transformations

c) L’exposition et le phénomène

Il n’est pas certain dès lors que la séparation première du phénomène et de son attachement au phénoménalisé, donc, à la dimension de transitivité, de sortie de soi qu’il comporte aussi, ne fasse pas perdre quelque chose d’essentiel au phénomène – quelque chose d’essentiel qu’on ne peut préserver on l’a vu qu’en acceptant aussi de quitter le seul terrain du phénomène pour rendre aussi sa positivité à ce qui l’excède et en quoi il s’attache.

La critique de Schelling à la pensée de Fichte est également valide pour la phénoménologie, don le pari est de circuler entre deux dimensions de l’évidence, l’évidence de son au-delà et l’évidence de son immédiateté, et de les comprendre elles-mêmes phénoménologiquement. La puissance du concept de phénomène est bien, finalement, de laisser place à ces deux pôles, de donner les moyens d’en élaborer la double nécessité, d’en saisir le statut.

Il faut souligner que ce que la phénoménologie comporte de révélation s’accomplit ici dans la singularité de l’expression, dans ce que l’expression, en tant qu’elle est coup, envoi. Alors que la langue philosophique classique postule que tout ce qui a été dit peut-être dit autrement, qu’il y a une auto-traduction permanente de la philosophie, le langage phénoménologique dans cette acception prend acte que le syntagme est toujours aussi un coup qui doit être joué chaque fois singulièrement – et qu’une chose est la poursuite et la reprise infinie de l’impulsion phénoménologique, une autre est l’entente singulière de son dire – ni la singularité de l’occurrence ni sa retraduction ne portant directement une présence qui hante bien plutôt les deux pôles du dire et du re-dire.

Les deux mouvements qui traversent la phénoménologie ne sont pas contradictoires. Il y a d’une certaine façon continuité de la transcendantalisation à la transcendance, mais il faut distinguer la phénoménologie comme connaissance transcendantale et la phénoménologie comme écoute d’un dire des phénomènes qui n’est plus séparable de leur frappe singulière. L’une rend compte des structures d’une pensée de la phénoménalisation, l’autre habite la phénoménalisation pour mettre en forme son mouvement.

Le mouvement de dessaisissement et de surprise qui habite la phénoménologie ne relève donc pas de l’autodépassement de la phénoménologie dans une ontologie ou une systématique plus puissante, mais bien d’une révision de sa posture fondamentale, orientée vers la connaissance et l’explicitation de ce qui la constitue comme telle

Conclusion

La perspective transcendantale permet ainsi d’une part de mieux situer le lieu du phénoménologique, d’autre part d’articuler la libération de ce lieu à une méthodologie. Pour autant, cette armature spéculative n’épuise certes pas à elle seule la phénoménologie, dont le lieu transcendantal implique précisément l’exposition, c’est-à-dire un certain dessaisissement de la pensée que le phénoménologue doit se mettre en état d’assumer, de rendre fécond.

La fécondité de la phénoménologie transcendantale vient en d’autres termes de sa capacité à distinguer d’une part les questions transcendantales pures, c’est-à-dire les conditions de possibilités et structures de questions, des questions transcendantales phénoménologiques, qui doivent de leur côté s’enchaîner et s’articuler de manière cohérente.

L’armature transcendantale pure fournit à la phénoménologie se faisant une sorte de grammaire interne selon laquelle aucun phénomène concret ne doit être hypostasié, ni cependant nié, mais toujours décrit selon sa structure et mis en corrélation avec les éléments que l’intelligibilité de cette structure implique de construire, sans que jamais les éléments construits soient jamais eux-mêmes considérés comme origines et fondements, mais seulement comme jalons d’un enrichissement mutuel de la description et de la construction, au cours duquel le transcendantal pur n’intervient précisément jamais que pour couper court au dogmatisme potentiellement toujours larvé dans la démarche phénoménologique.

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