LE SOCIOLOGUE, LA SOCIOLOGIE ET LA VIE SOCIALE
. LE SOCIOLOGUE, LA SOCIOLOGIE ET LA VIE SOCIALE
Université Victor Segalen Bordeaux 2 Faculté des Sciences de l’Homme Département de Sociologie
LICENCE DE SOCIOLOGIE ANNÉE UNIVERSITAIRE : 2005-2006
SOCIOLOGIE GÉNÉRALE DIDIER LAPEYRONNIE
. LE SOCIOLOGUE, LA SOCIOLOGIE ET LA VIE SOCIALE
L’objet de ce cours est de présenter un état de certains des débats théoriques contemporains en sociologie et d’introduire à une réflexion critique sur la pensée sociale. Il trouve son origine dans une insatisfaction de chercheur, dans une obligation professorale et dans une impatience de citoyen : le chercheur est dominé par le sentiment d’une inadéquation entre les catégories classiques des sciences sociales, notamment de la sociologie, et les observations qu’il effectue sur divers terrains. Le professeur est confronté à la redoutable tâche d’enseigner une « théorie » sociologique éclatée et hétérogène à ses étudiants, théorie sociologique qui lui paraît bien souvent très loin de notre réalité sociale. Enfin, le citoyen peine à relier les préoccupations du sociologue aux engagements politiques et moraux qui sont les siens.
Après tout, il n’y a ici rien de très nouveau. A la fin des années soixante, le sociologue américain Alvin W. Gouldner (1920-1980) notait déjà que la sociologie disponible n’était guère à même de rendre compte de façon satisfaisante des évolutions culturelles et des questions sociales de l’heure. Il dénonçait des théoriciens qui élaboraient leurs systèmes avec du coton dans les oreilles, sourds aux clameurs portées par les mouvements sociaux et par les émeutes raciales et urbaines. Il en appelait à une sociologie réflexive dans laquelle on n’oublierait pas que le sociologue appartient à une société et qu’il y joue un rôle social. La sociologie ne saurait être comprise et pratiquée (cela devrait aller de soi) en dehors de son contexte historique et social.
Qu’il le veuille ou non, qu’il s’en défende ou qu’il le revendique, les analyses et les propos du sociologue s’inscrivent pleinement dans la vie sociale et politique. Ils sont autant destinés aux spécialistes qu’aux citoyens. L’enseignant chercheur ne peut pas oublier qu’il est aussi un citoyen. Il s’adresse à des individus qui sont autant des étudiants en sociologie que des citoyens actifs d’un pays particulier. Pourquoi pratique-t-on ou étudie-t-on la sociologie si ce n’est pour comprendre le monde qui nous entoure et plus particulièrement la vie sociale dans laquelle nous sommes plongés ? Prétendre que la sociologie est une activité scientifique « pure » qui peut se dégager des contingences historiques et politiques est une stupidité dans le meilleur des cas, un mensonge le plus souvent. Le sociologue n’a pas un point de vue « transcendant » et universel sur la vie sociale. Il n’est pas en dehors de la caverne pour reprendre une image célèbre. Il est à l’intérieur. Il ne peut donc voir que ce que sa position lui permet de voir. Et souvent il ne peut guère voir plus que ce que ses concitoyens voient. C’est pourquoi « les sciences sociales ne font pas de Sociologie Générale, Licence 3, 2005-2006 M. Didier Lapeyronnie -6- découverte à proprement parler ». Pour le sociologue américain Anselm Strauss, « la sociologie bien comprise vise plutôt à approfondir la compréhension de phénomènes que beaucoup connaissent déjà ». Plus pessimiste et plus radical, le philosophe américain, Stanley Cavell, pense que les sciences sociales et psychologiques nous « en disent moins que ce que nous savons déjà », engendrant toujours un sentiment de déception. Il ne s’agit pas d’un manque de précision, mais du « fait de ne pas savoir comment faire usage de ce que nous savons déjà sur les sujets » que les sciences sociales traitent.
Dès que nous parlons de la vie sociale, même de la manière la plus banale, nous mettons en œuvre des catégories générales et des représentations plus ou moins conscientes et spontanées de la vie sociale dans lesquelles nous nous engageons. La sociologie « scientifique » n’est pas fondamentalement différente : il s’agit toujours d’une représentation de la vie sociale, mais d’une représentation qui se veut explicite et contrôlée. La particularité du travail de sociologue tient au fait qu’il s’agit d’abord d’une démarche réflexive. La sociologie est une réflexion en situation sur la place du sociologue dans la société, sur le métier de sociologue, sur ses méthodes et ses engagements, bref sur les relations qu’il entretien avec sa société. Le sociologue travaille toujours à « objectiver » autant qu’il le peut son point de vue pour permettre à ses auditeurs ou à ses lecteurs de construire le leur et il leur fournit des critères de validité autorisant un jugement de son travail. Même s’il est plus pauvre que la connaissance pratique et implicite que ses concitoyens ont de la vie sociale, le savoir qu’il produit se veut ainsi ordonné et raisonné, doté d’une valeur scientifique.
Il n’existe donc pas une présentation de la sociologie contemporaine et de ses débats. Il y a bientôt trente ans, Robert Merton faisait observer que la sociologie a été en crise tout au long de son histoire et que chaque génération de sociologues a pensé que son époque était décisive pour le développement de la discipline. Il ajoutait avec humour que les sociologues ont tendance à prescrire un médicament unique pour soigner la crise : « voyez les choses comme moi et faites comme moi ! » Chaque sociologue, en fonction de son « contexte » intellectuel et social, des courants ou du courant auquel il appartient, raconte une histoire et met en scène des débats à partir d’un point de vue. Chaque cours, chaque manuel, est ainsi une sorte « d’autobiographie » dans laquelle est construite et reconstruite la biographie de la sociologie. Ce cours n’échappe pas à cette règle : il est donné à partir d’un contexte bien particulier, celui de l’Europe et plus particulièrement de la France du début du XXIème siècle. Ce n’est pas le lieu ici de porter un diagnostic sur une « époque ». Mais nous ne pouvons faire l’économie d’une observation simple et rapide concernant la vie intellectuelle et les évolutions récentes de la sociologie. Dans le domaine de la réflexion sur la vie sociale, une interrogation domine : comment retrouver un Sociologie Générale, Licence 3, 2005-2006 M. Didier Lapeyronnie -7- ordre social après l’effondrement du monde industriel et la fragilisation des institutions républicaines ? La plus grande partie des sociologues ont repris les préoccupations morales et politiques des pères fondateurs qui se posaient une question similaire à la fin du XIXème siècle : comment retrouver de la stabilité sociale, remettre de l’ordre dans le changement ? L’affirmation qu’il est aujourd’hui urgent de « refaire le lien social », de « refaire société », de « réanimer les institutions » face aux effets dissolvants de l’individualisme ou des mutations économiques ou encore de se protéger contre l’anomie ont replacé Durkheim au centre des références. Les problématiques de la sociologie se sont profondément transformées et de nombreux sociologues sont passés d’une réflexion en termes de conflits sociaux, de domination, de luttes de classes ou de mouvements sociaux à des questionnements sur l’intégration sociale et les institutions qu’ils auraient jugés parfaitement réactionnaires une vingtaine d’années plus tôt. Il s’en est suivi un effacement quasi complet de la pensée sociologique critique. Bien entendu, le marxisme et ses avatars n’ont pas résisté à l’effondrement de l’Empire soviétique, ce que traduit la disparition totale des intellectuels communistes et du gauchisme. Mais plus profondément, le structuralisme et le post-structuralisme se sont aussi effacés. Ils ont laissé la place à une rhétorique de la dénonciation dans laquelle le néolibéralisme ou l’américanisation ont remplacé le capitalisme et l’impérialisme, rhétorique appuyée sur une forte nostalgie de la puissance de l’État et d’un monde social qui avait accordé de grands privilèges aux intellectuels. Souvent, comme dans de nombreuses formes de populisme, s’y ajoute une hostilité certaine vis à vis de la démocratie. Notre réflexion sera fortement marquée par ces évolutions de la pensée sociale et par la structuration politique d’un champ sociologique dominé par l’opposition entre des sociologies trouvant leur point d’appui dans la pensée conservatrice (retrouvant en cela une grande partie de l’inspiration initiale de la sociologie comme l’a bien montré le sociologue américain Robert Nisbet (1913-1996)) et des sociologies teintées de populisme, alimentées par le ressentiment d’une intelligentsia nostalgique.
La réflexion développée dans ce cours sera donc nécessairement injuste, partielle et partiale. Elle aura pour but d’ » objectiver » une pratique de terrain, d’en dégager les présupposés, et de construire un point de vue, modeste, rassurez vous, nécessairement subjectif, permettant de « lire » le champ des sciences sociales. Ce cours est autant une réflexion sur une pratique professionnelle qu’un travail destiné à présenter les débats d’une « discipline » à des étudiants en sociologie. Vous l’avez compris, la sociologie est aussi un effort pour se comprendre soi-même ; Peut-être n’est-elle d’ailleurs pas autre chose. Mais le sociologue n’use pas des outils de la philosophie ou de la psychologie. Il n’est pas tourné vers l’introspection dont il se méfie. C’est en essayant de se regarder du dehors, socialement, qu’il essaye de se comprendre. Le sociologue Sociologie Générale, Licence 3, 2005-2006 M. Didier Lapeyronnie -8- américain Wright Mills définissait ainsi ce qu’il appelait l’imagination sociologique : le travail et l’attitude à travers lesquels l’individu peut arriver à comprendre ses « épreuves » en se situant dans un contexte social et historique plus large. J’espère que vous trouverez tout au long de ce semestre matière à réfléchir sur notre société et sur vous-même.