la sociologie: Les Spécificités De La Théorie

LA SOCIOLOGIE: Les spécificités de la théorie

Université Victor Segalen Bordeaux 2 Faculté des Sciences de l’Homme Département de Sociologie

LICENCE DE SOCIOLOGIE ANNÉE UNIVERSITAIRE : 2005-2006

SOCIOLOGIE GÉNÉRALE DIDIER LAPEYRONNIE

LA SOCIOLOGIE: Les spécificités de la théorie

 Toute la sociologie n’est pas théorique, mais il n’est pas de sociologie qui n’ait de fondements théorique. La théorie l’ensemble des outils, vocabulaire et modèles qui autorisent l’explicitation logique d’une certaine représentation de la vie sociale permettant de poser des questions et d’y apporter des réponses sous formes d’hypothèses. Comme nous venons de le voir, les faits observés par les sociologues n’ont pas de sens en eux-mêmes. Ils ont une signification quand ils sont rapportés à un ensemble de conceptions plus générales, à une certaine vision de la vie sociale. La théorie est tout simplement ce qui permet d’observer des faits et de les interpréter.

Le sociologue Norbert Elias (1897-1990) a comparé les théories sociologiques à des cartes de géographie. Comme un géographe utilise un certain nombre d’outils et de mesures pour construire une carte qui lui permet d’offrir une représentation de l’espace, le sociologue utilise les instruments de la sociologie pour appréhender un ensemble de faits observés et organiser ces faits. Comme le géographe choisit une échelle et un point d’observation, le sociologue le fait à partir du choix d’un point de vue. En fonction de l’échelle, il peut adopter un point de vue « micro », très détaillé ou un point de vue « macro », plus global. Mais il peut aussi dessiner sa carte d’une façon surplombante ou d’une point de vue plus horizontal, c’est à dire « objectivement » ou « subjectivement », en perspective. Enfin, il peut la dessiner en l’orientant d’une manière ou d’une autre : pensons par exemple, que les planisphères édités en France sont totalement différents de ceux édités en Australie. Il s’agit pourtant de la même planète.

Résumons. La théorie est l’ensemble des outils qui permet à chacun de se repérer et de construire une vue d’ensemble de la vie sociale. Elle possède deux particularités :

1. Elle suppose toujours le choix d’un point particulier d’observation. La sociologie générale offre une vision de la vie sociale à l’intérieur et à partir d’une situation historique donnée. Les sociologues sont autant des analystes objectifs de leur société qu’ils en sont aussi des acteurs. Ils sont à la fois dedans et dehors. Leurs théories sont à la fois sur et de la société.

2. La théorie n’est est pas pour autant de la pure idéologie. Elle a aussi des fondements scientifiques pour deux raisons : elle offre des critères de validation, c’est à dire des éléments qui permettent de confirmer ou d’infirmer les propositions par l’observation empirique ; elle prend en compte la relation entre l’observateur (le sociologue) et la réalité observée (la vie sociale). Elle implique une méthodologie particulière permettant l’investigation, la collection des faits et leur interprétation dans le cadre fixé. La méthodologie est une façon de contrôler la relation du sociologue à son objet. La théorie sociologique est ainsi toujours une théorie du sociologue en Sociologie Générale, Licence 3, 2005-2006 M. Didier Lapeyronnie -13- situation. Elle n’est donc jamais une pure « représentation » de la vie sociale, elle est aussi une sorte d’affirmation identitaire du sociologue.

C’est pourquoi, la théorie sociologique se définit à l’intérieur d’un champ de débats et de conflits intellectuels : elle consiste non seulement à proposer une représentation positive de la vie sociale, à en construire une carte, mais elle est toujours aussi une façon d’invalider ou d’essayer de rendre obsolète les autres cartes. Paradoxalement, la théorie tend à diviser le champ de la sociologie. Plus elle est « forte », c’est à dire plus elle permet d’identifier un point de vue, plus elle se démarque des autres point de vue qu’elle rejette souvent de manière injuste. La créativité théorique ne consiste jamais à résoudre des problèmes, mais à en inventer de nouveaux. Autrement dit, la créativité théorique consiste à créer des lignes de clivages et des débats. Elle est souvent alimenté par les tensions et les animosités entre les sociologues qui écrivent les uns contre les autres. Ainsi, dans un entretien donné lors de la publication de la Misère du Monde, Pierre Bourdieu, à qui un journaliste demandait pourquoi il faisait de la sociologie, déclarait qu’il s’agissait pour lui « d’empêcher les autres d’en faire ». Allons plus loin. Il y a toujours une dimension « paranoïaque » dans l’activité intellectuelle qui se manifeste plus particulièrement dans la production théorique, dimension qui explique les tensions et les oppositions parfois très violentes et très personnelles entre les individus (On peut penser par exemple à l’animosité entre Pitrim Sorokin (1889-1968) et Talcott Parsons (1902-1974)), mais aussi les adhésions, parfois les identifications, et la formation « d’écoles » en conflits les unes avec les autres. Certaines sont dotées de véritables « chiens de meutes » qui transforment la théorie en dogme idéologique et manient d’autant plus l’insulte que la personne ou les personnes qu’ils visent sont proches sur le plan politique voire théorique. Inversement, plus la théorie est « faible », plus elle fonctionne sur la recherche de consensus et de synthèse, parfois sur des formes d’éclectisme, mais évidemment, moins son centre est identifiable, moins elle porte à discussion et à contestation. Comme le note Randall Collins, dans la vie intellectuelle, les positions fortes subdivisent, les positions faibles intègrent. Ces conflits incessants et ces divisions font aussi de la sociologie une « communauté créative » :

«We are part of that community right now. This is our collective memory, the brain center in which we store the basic elements of what we have learned and the strategies we have available to carry us into the future. »

lire la suite

إغلاق