la morale professionnelle

LA MORALE PROFESSIONNELLE

Durkheim (Émile), Leçons de sociologie (1890-1900)

Cours de sociologie dispensés à Bordeaux entre 1890 et 1900.

LA MORALE PROFESSIONNELLE

La physique des mœurs et du droit a pour objet l’étude des faits moraux et juridiques. Ces faits consistent en des règles de conduite sanctionnée. Le problème que se pose la science est de rechercher :
1° Comment ces règles se sont constituées historiquement, c’est-à-dire quelles sont les causes qui les ont suscitées et les fins utiles qu’elles remplissent.
2° La manière dont elles fonctionnent dans la société, c’est-à-dire dont elles sont appliquées par les individus.
Autre chose est, en effet, de se demander comment s’est formée notre notion actuelle de la propriété, et d’où vient, par suite, que le vol dans les conditions fixées par la loi est un crime ; autre chose est de déterminer quelles sont les conditions qui font que la règle protectrice du droit de propriété est plus ou moins bien observée, c’est-à-dire, comment il se fait que les sociétés ont plus ou moins de voleurs. Mais, quoique distinctes, les deux sortes de questions ne sauraient être séparées dans l’étude ; car elles sont étroitement solidaires. Les causes d’où est résulté l’établissement de la règle, et les causes qui font qu’elle règne sur un plus ou moins grand nombre de consciences, sans être identiquement les mêmes, sont pourtant de nature à se contrôler et à s’éclairer mutuellement. Le
problème de la genèse et le problème du fonctionnement ressortissent donc à un ordre de recherches. C’est pourquoi les instruments de la méthode qu’emploie la physique des mœurs et du droit sont de deux sortes : d’une part, il y a l’histoire et l’ethnographie comparées qui nous font assister à la genèse de la règle, qui nous en montrent les éléments composants dissociés puis se surajoutant progressivement les uns aux autres ; en second lieu, il y a la statistique comparée qui permet de mesurer le degré d’autorité relative dont cette règle est investie auprès des consciences individuelles, et de découvrir les causes en fonction desquelles varie cette autorité. Sans doute, nous ne sommes pas actuellement en état de traiter chaque problème moral à l’un et à l’autre point de vue, car, très souvent, les renseignements statistiques nous font défaut. Mais il n’est pas sans importance de remarquer qu’une science complète doit se poser les deux questions.

L’objet de la recherche ainsi défini, les divisions de la science étaient par cela même déterminées. Les faits moraux et juridiques – nous dirons plus brièvement les faits moraux tout court -, consistent en des règles de conduite sanctionnées. La sanction est donc la caractéristique générale de tous les faits de ce genre. Nul autre fait d’ordre humain ne présente cette particularité. Car la sanction, telle que nous l’avons définie, n’est pas simplement toute conséquence engendrée spontanément par un acte que l’homme accomplit, comme quand on dit, par un emploi abusif du mot, que l’intempérance a pour sanction la maladie, ou la paresse du candidat l’échec à l’examen. La sanction est bien une conséquence de l’acte, mais une conséquence qui résulte, non de l’acte pris en lui-même, mais de ce qu’il est conforme ou non à une règle de conduite préétablie. Le vol est puni et cette peine est une sanction. Mais elle ne vient pas de ce que le vol consiste en telles et telles opérations matérielles ; la réaction répressive qui sanctionne le droit de propriété est due tout entière à ce que le vol, c’est-à-dire l’attentat contre la propriété d’autrui, est défendu. Le vol n’est puni que parce qu’il est prohibé. Supposez une société qui ait de la propriété une idée différente de celle que nous en avons, et bien des actes qui sont aujourd’hui considérés comme des vols et punis comme tels, perdront ce caractère et cesseront d’être réprimés. La sanction ne tient donc pas à la nature intrinsèque de l’acte puisqu’elle peut disparaître, l’acte restant ce qu’il était. Elle dépend tout entière du rapport que soutient cet acte avec une règle qui le permet ou qui le prohibe. Et voilà pourquoi c’est par elle que se définissent toutes les règles du droit et de la morale.

Cela étant, la sanction, étant l’élément essentiel de toute règle morale quelle qu’elle soit, devait naturellement constituer le premier objet de notre recherche. C’est pourquoi la première partie de ce cours a été consacrée à une théorie des sanctions. Nous avons distingué les différentes sortes de sanctions : pénales, morales, civiles – cherché leur souche commune et comment, à partir de cette souche, elles avaient été déterminées à se différencier. Cette étude des sanctions a été faite indépendamment de toute considération relative aux règles elles-mêmes. Mais après avoir ainsi isolé leur caractéristique commune, il nous fallait arriver aux règles elles-mêmes. C’est là ce qui constitue la partie essentielle et centrale de la science.

Passons aux règles, il en est de deux sortes. Les unes s’appliquent à tous les hommes indistinctement. Ce sont celles qui sont relatives à l’homme en général, considéré soit chez chacun de nous, soit chez autrui. Toutes celles qui nous prescrivent la manière dont il faut respecter ou développer l’humanité, soit en nous, soit chez nos semblables, valent également pour tout ce qui est homme indistinctement. Ces règles de morale universelle se répartissent en deux groupes : celles qui concernent les rapports de chacun de nous avec soi-même, c’est-à-dire celles qui constituent la morale dite individuelle, celles qui concernent les rapports que nous soutenons avec les autres hommes, abstraction faite de tout groupement particulier. Les devoirs que nous prescrivent les unes et les autres tiennent uniquement à notre qualité d’homme ou à la qualité d’hommes de ceux avec lesquels nous nous trouvons en relation. Ils ne sauraient donc, au regard d’une même conscience morale, varier d’un sujet à l’autre. Nous avons étudié le premier de ces deux groupes de règles, et l’étude du second constituera la dernière partie du cours. Il ne faut pas d’ailleurs trop s’étonner que ces deux parties de la morale, qui, par certains côtés sont si étroitement parentes, soient à ce point séparées dans notre étude et situées aux deux extrémités de la science. Cette classification n’est pas sans raison. Les règles de la morale individuelle ont en effet pour fonction de fixer dans la conscience de l’individu les assises fondamentales et générales de toute la morale ; c’est sur ces assises que tout le reste repose. Au contraire, les règles qui déterminent les devoirs que les hommes ont les uns envers les autres par cela seul qu’ils sont hommes, sont la partie culminante de l’éthique. C’en est le point le plus élevé. C’est la sublimation du reste. L’ordre de la recherche n’est donc pas artificiel ; il correspond bien à l’ordre des choses.

Mais entre ces deux points extrêmes s’intercalent des devoirs d’une autre nature. Ils tiennent non à notre qualité générale d’hommes, mais à des qualités particulières que tous les hommes ne présentent pas. Déjà, Aristote remarquait que, dans une certaine mesure, la morale varie avec les agents qui la pratiquent. La morale de l’homme, disait-il, n’est pas celle de la femme ; la morale de l’adulte n’est pas celle de l’enfant ; celle de l’esclave n’est pas celle du maître, etc. L’observation est juste, et elle est aujourd’hui d’une plus grande généralité que ne pouvait supposer Aristote. En réalité, la majeure partie de nos devoirs ont ce caractère. C’était déjà le cas pour ceux que nous avons eu l’occasion d’étudier l’an dernier, c’est-à-dire pour ceux dont l’ensemble constitue le droit et la morale domestique. Là, en effet, nous trouvons la différence des sexes, celle des âges, celle qui vient du degré plus ou moins proche de parenté, et toutes ces différences affectent les relations morales. Il en est de même aussi des devoirs que nous aurons prochainement l’occasion d’étudier, c’est-à-dire des devoirs civiques ou devoirs de l’homme envers l’État. Car comme tous les hommes ne dépendent pas du même État, ils ont de ce fait des devoirs différents et parfois contraires. Sans même parler des antagonismes qui se produisent ainsi, les obligations civiques varient suivant les États, et tous les États ne sont pas de même nature. Les devoirs du citoyen ne sont pas les mêmes dans une aristocratie ou dans une démocratie, dans une démocratie ou dans une monarchie. Cependant, devoirs domestiques et devoirs civiques présentent encore un assez grand degré de généralité. Car tout le monde, en principe, appartient à une famille et en fonde une. Tout le monde est père, mère, oncle, etc. Et si tout le monde n’a pas le même âge au même moment, ni par suite, les mêmes devoirs au sein de la famille, ces différences ne durent jamais qu’un temps, et si ces devoirs divers ne sont pas remplis en même temps par tous, ils sont remplis par chacun successivement. Il n’en est pas dont l’homme n’ait eu à s’occuper, au moins normalement. Les différences qui viennent du sexe sont seules durables, et elles se réduisent à des nuances. De même si la morale civique change suivant les États, tout le monde cependant dépend d’un État, et a pour cette raison des devoirs qui se ressemblent partout dans leurs traits fondamentaux (devoirs de fidélité, de dévouement). Il n’est pas d’homme qui ne soit citoyen. Mais il est une sorte de règles dont la diversité est beaucoup plus marquée : ce sont celles dont l’ensemble constitue la morale professionnelle. Nous avons des devoirs comme professeurs, qui ne sont pas ceux des commerçants ; l’industriel en a de tout autres que le soldat, le soldat que le prêtre, etc. On peut dire à cet égard qu’il y a autant de morales que de professions différentes, et, comme en principe, chaque individu n’exerce qu’une profession, il en résulte que ces différentes morales s’appliquent à des groupes d’individus absolument différents. Ces différences peuvent même aller jusqu’au contraste. Ces morales ne sont pas seulement distinctes les unes des autres, il en est entre lesquelles il y a une véritable opposition. Le savant a le devoir de développer son esprit critique, de ne soumettre son entendement à aucune autre autorité que celle de la raison ; il doit s’efforcer d’être un libre esprit. Le prêtre, le soldat, à certains égards, ont le devoir contraire. L’obéissance passive, dans une mesure à déterminer, peut être pour eux obligatoire. Le médecin a parfois le devoir de mentir ou de ne pas dire la vérité qu’il connaît ; l’homme des autres professions a le devoir opposé. Ici donc, nous trouvons, au sein de chaque société, une pluralité de morales qui fonctionnent parallèlement. C’est de cette partie de l’éthique que nous allons nous occuper. La place que nous lui assignons ainsi dans la suite de cette étude est d’ailleurs en parfaite conformité avec le caractère que nous venons de lui reconnaître. Ce particularisme moral, si l’on peut ainsi parler, qui est nul dans la morale individuelle, apparaît dans la morale domestique, pour atteindre son apogée dans la morale professionnelle, décliner avec la morale civique et disparaître à nouveau avec la morale qui règle les rapports des hommes en tant qu’hommes. A cet égard donc, la morale professionnelle se trouve bien à son rang, entre la morale familiale dont nous avons parlé, et la morale civique dont nous parlerons plus tard. C’est pourquoi nous allons en dire quelques mots.

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