Cyniques et sceptiques: Philosopher à l’époque hellénistique et impériale

  •  Cours de philosophie – Joachim LACROSSE
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  • (notes provisoires, octobre 2013) 

Cyniques et sceptiques

Les « ascèses » cynique et sceptique dans le contexte hellénistique et romain

Aristote pense encore comme un citoyen, c’est-à-dire comme quelqu’un qui appartient à une petite communauté politique, la cité, et qui recherche le bien qui est commun à l’intérêt de chacun des membres de cette communauté. Toutefois, dans les Empires (macédonien, puis romain), caractérisés par leur pouvoir centralisé, par l’étendue géographique importante des nouvelles entités politiques, et, donc, par le déclin des cités-états, les hommes auront l’impression d’être dépossédés de leur action politique. Dès lors, dans les écoles de philosophie qui naissent à Athènes pendant la période hellénistique (de 323 — mort de l’empereur macédonien Alexandre le Grand — à 27 av. J-C. — début du règne de l’Empereur romain Auguste) et qui se développeront dans l’Empire romain jusqu’à la fin de l’Antiquité, le salut de l’âme, le bien ou le bonheur deviennent, des préoccupations tantôt individuelles, tantôt universelles.

L’idéal commun des écoles dites hellénistiques (les Stoïciens, les Epicuriens, les Sceptiques et les Cyniques) est l’ataraxie ou « absence de trouble ». Pour être heureux, il suffit de savoir quels sont les bonheurs accessibles (le plaisir, la tranquillité, etc.) et quelles sont les choses auxquelles on n’échappe pas (la mort, la maladie, etc.). Chaque doctrine philosophique va ainsi se présenter comme une sorte de thérapie de l’âme et mettre en avant un certain diagnostic portant sur la cause du trouble et sur le moyen de vaincre ce trouble. Ainsi, pour les Stoïciens, ce qui nous trouble, ce sont des passions (telles que l’orgueil, l’envie, la jalousie, la haine, etc.) qui nous empêchent d’accepter le monde tel qu’ils est, et c’est par un idéal d’action fondée sur la sagesse et la volonté rationnelle que nous parviendrons à atteindre la sérénité de l’âme. Pour les Epicuriens, le trouble vient plutôt de la douleur, qui cause une sensation physique désagréable, et le bonheur consiste à fuir cette douleur pour ne rechercher que le plaisir (mais de façon modérée, afin d’éviter que le plaisir n’engendre à son tour la douleur, comme dans le cas d’une indigestion ou d’une gueule de bois…).

C’est dans ce contexte qu’interviennent deux courants marginaux, deux « contrecourants » en réalité : les Sceptiques et les Cyniques qui, s’ils sont fort différents et presque opposés au niveau du contenu de leur enseignement, ont aussi un important point commun. En effet, il ne s’agit pas vraiment, dans un cas comme dans l’autre, d’écoles « institutionnelles » comme l’Académie (fondée par Platon), le Lycée (fondé par Aristote), le Portique (école stoïcienne) ou le Jardin (école épicurienne), mais plutôt de « tendances » radicales au sein desquelles se distinguent plusieurs individualités qui se réclament d’un fondateur exemplaire et quasi légendaire (Pyrrhon pour les Sceptiques, Diogène pour les Cyniques) ayant suscité une lignée de vocations.

Ce qui n’a pas empêché ces deux tendances d’avoir un impact important dans l’histoire de la philosophie (ils étaient reconnus comme des « courants » à part entière même par leurs adversaires), au point d’avoir engendré deux adjectifs de la langue française, adjectifs qui désignent cependant aujourd’hui, sur un mode devenu péjoratif, des tendances plus « pessimistes » et « nihilistes » que leurs homologues anciens (lesquels avaient des conceptions positives de la philosophie, de l’éducation, du bonheur, etc.) !

 Pour les Sceptiques, ce qui nous trouble, ce sont nos opinions et nos jugements sur les choses. Dès lors, l’ataraxie consistera à pratiquer un examen réflexif (skèpsis) d’une question pour l’envisager sous tous ses aspects, en ayant pour but l’epokhè ou « suspension du jugement », qui consiste à fuir toute opinion (doxa) et toute doctrine (dogma) pour atteindre un idéal d’indifférence conduisant à reconnaître la relativité et l’incertitude des choses, clef du bonheur.

Pour les Cyniques, nous sommes plutôt troublés par les conventions socio-culturelles et les lois, c’est-à-dire le nomos, auquel il convient de préférer la conformité à la « nature » (la phusis) : si le trouble vient des conventions, le remède viendra du non-respect de ces conventions, c’est-à-dire de l’impudeur, de la franchise (qui sont deux formes de provocation), et, en général, de l’autosuffisance qui permet de ne pas être dépendant de ses semblables. Il s’agit donc de se contenter de ce qui est vital et absolument nécessaire, en se libérant de toutes les contraintes sociales.

Dans les deux cas, l’idéal de désintéressement prôné par ces philosophes (indifférence sceptique, désintéressement moqueur cynique) est une véritable « ascèse » (askèsis, en grec, veut dire « exercice »), rigoureuse, exigeante et permanente, présentée comme une « voie directe » vers le bonheur et s’appuyant chaque fois sur une critique radicale de la pensée dogmatique sous toutes ses formes.

Mais ces deux « ascèses » sont radicalement différentes, voire opposées : aux Sceptiques, intellectuels solitaires et misanthropes, sérieux et austères, prônant en toutes choses la modération et l’abstention, « plânant » au-dessus des réalités quotidiennes, les Cyniques opposent leur joyeuse exubérance, leur goût de l’anti-intellectualisme et de la provocation, et leur apologie de « l’état de nature ».

A la dissidence sceptique, se posant tellement contre toute forme de dogmatisme qu’elle en devient conservatrice et ultraconformiste (puisqu’il n’y a pas de jugement assuré, la morale consiste à suivre les coutumes dominantes), on peut opposer radicalement la dissidence cynique, contestataire voire révolutionnaire, qui, en voulant remettre l’homme en contact avec une forme de naïveté naturelle, se pose en critique radicale de la culture et de la civilisation. 

Cyniques et sceptiques: la biographie exemplaire des fondateurs et l’évolution historique des deux courants

Sceptiques et Cyniques, on l’a dit, rattachent chaque fois leurs enseignements à la biographie quasi légendaire d’un « fondateur » qui n’a rien écrit mais dont l’exemple suscite des vocations. Ces biographies édifiantes ne doivent donc pas être prises à la lettre mais plutôt être lues comme la description d’un mode de vie idéal et exemplaire fondé chaque fois sur quelques principes élémentaires. Elles cherchent à mettre en avant la primauté du « genre de vie » philosophique sur les théories abstraites et sophistiquées, en d’autres termes la priorité des actes sur les discours. Pour la plupart des philosophes grecs, en effet, la vie et la doctrine doivent être en harmonie, le philosophe dit ce qu’il vit et incarne sa doctrine, et les systèmes ou les concepts sont au service de cette vie philosophique. Chez les Sceptiques, cette biographie exemplaire sera complétée par de nombreux traités qui visent à porter le discours philosophique à un degré de saturation autodestructeur, tandis que, chez les Cyniques, il s’agit bien de réduire le discours philosophique au minimum en préférant les anecdotes ou les aphorismes aux longs traités.

Pyrrhon, considéré comme le fondateur de l’« école » sceptique, aurait été tour à tour peintre et prêtre à Elis. D’après ses biographes, il aurait reçu son idéal de détachement après sa rencontre avec des sages hindous, les « Gymnosophistes » (« sages tout nus ») au cours de la campagne asiatique d’Alexandre (326 av. J.-C.). Il voulait être un adoxastos, c’est-à-dire un individu sans gloire (doxa), retiré du monde, et sans opinion (doxa), ne faisant pas la différence entre le beau et le laid, le juste et l’injuste, le vrai et le faux, etc. : il ne faut rien préférer à autre chose, et suspendre son jugement en toutes choses. Sa vie, d’après la légende, justifiait ses théories : ne se fiant jamais à ses sens, il n’évitait rien, supportait tout, se laissait heurter par un char, tomber dans un trou, être mordu par des chiens, etc. Alors que son maître Anaxarque se noyait dans un marais, il aurait même refusé de le secourir !

La pensée de Pyrrhon nous est connue très sommairement grâce au témoignage de son disciple Timon (dit « le misanthrope »), auteur de traités satiriques ridiculisant les différentes écoles philosophiques d’Athènes. Il y aura, après cela, deux tendances sceptiques dans l’Antiquité : la première est celle, platonicienne et anti-stoïcienne, de la Nouvelle Académie (IIIè-IIè s. av. J.-C.), représentée notamment par Arcésilas et Carnéade, qui se fonde sur la relativité des apparences pour prôner la suspension universelle du jugement (mais alors c’est l’epokhè qui devient paradoxalement un dogme !) et qui enseigne qu’il faut quand même prendre position dans le domaine de l’action (sous peine de sombrer dans l’inaction pure et simple) ; la seconde est celle du retour en force des Sceptiques (Enésidème, Agrippa) aux premiers siècles de notre ère, tendance répercutée par Sextus Empiricus (IIè s. ap. J.-C.), dont nous avons conservé un nombre important de traités où il a rassemblé sous forme systématique les arguments sceptiques. Il s’agit cette fois de douter véritablement de tout, y compris de la méthode sceptique elle-même.

Le scepticisme, examen méthodique de tout ce que l’on tient pour vrai, deviendra pour les Modernes (à l’image de Descartes) une véritable « posture » philosophique, que Diderot qualifie de « premier pas vers la vérité ». L’examen (skèpsis) est en quelque sorte une préfiguration du « libre examen » moderne. Néanmoins, le scepticisme moderne (par exemple, celui de l’empiriste anglais Hume) ne renouera jamais avec la radicalité méthodique du scepticisme ancien (qui doute à la fois, et systématiquement, des sens et des vérités métaphysiques), radicalité dont le seul équivalent est probablement à chercher du côté de la pensée bouddhique (avec, par exemple, la méthode du tétralemme). 

La tradition attribue parfois à Antisthène (un élève de Socrate, aîné de Platon) la fondation de l’« école » cynique, mais en vérité c’est Diogène de Sinope, contemporain d’Alexandre le Grand, qui constitue, comme Pyrrhon pour les Sceptiques, le portrait vivant du Cynique radical et provocateur (surnommé le « Socrate furieux » par ses détracteurs platoniciens). Fils d’un banquier faux-monnayeur, il aurait fait de cette peu reluisante paternité une devise, celle de la « falsification des valeurs », au propre comme au figuré (« monnaie » et « coutume » peuvent traduire le grec nomisma). Le comportement de Diogène dérangeait tellement ses contemporains qu’ils le traitèrent de « chien », appellation qu’il revendiqua aussitôt. Le terme « cynique », en effet, vient de kuôn (« chien »), parce que, comme les chiens, les Cyniques sont sans pudeur, dorment par terre, montent la garde (gardiens de la philosophie), savent distinguer leurs amis de leurs ennemis, et n’hésitent pas à mordre ou à aboyer lorsque la situation l’exige ! D’après d’autres sources, le nom de l’école viendrait du gymnase de Cynosargues où enseignait Antisthène, ce qui permet, sans doute un peu artificiellement, de rattacher, à l’instar des autres courants philosophiques athéniens, le nom de l’école à un lieu.

D’après la légende, Diogène, qui se promenait à Athènes avec un bâton et une lanterne en proclamant qu’il cherchait un « homme véritable » (c’est-à-dire une conception de la vertu humaine qui ne se trouve réalisée nulle part chez ses semblables), était une sorte de philosophe-clochard, un va-nu-pieds aux cheveux longs et à la barbe hirsute qui dormait dans un tonneau, mangeait et se masturbait en public (se plaignant de ne pouvoir se satisfaire de façon analogue, en se frottant simplement le ventre, lorsqu’il avait faim), et insultait tout le monde, à commencer par Platon (s’il ne dérange personne, aurait dit Diogène, il n’est d’aucune utilité) ou Philippe de Macédoine (à la question de savoir qui il était, il aurait répondu « je suis l’espion de ton insatiable avidité »), faisant chaque fois preuve d’une totale franchise. On dit aussi, pour insister sur l’idéal de pauvreté et de dénuement cynique, qu’il renonça à son écuelle le jour où il vit un jeune garçon boire de l’eau dans ses mains. On raconte encore qu’un jour, alors qu’Alexandre le Grand lui offrait tout ce dont il avait besoin, Diogène se contenta de lui répondre : « ôte toi de mon soleil » ! 

Cet exemple de vie désintéressée et libre de toutes les conventions sera suivi, dans un premier temps par Cratès (un homme fortuné qui aurait distribué toutes ses richesses afin de vivre en Cynique), sa femme Hipparchia (la première femme-philosophe, et aussi la première féministe : elle préfère explicitement le mode de vie cynique aux tâches ménagères !) et Métroclès (frère d’Hipparchia et disciple de Cratès). Cette première génération de disciples a donné lieu, elle aussi, à quelques anecdotes croustillantes : Cratès et Hipparchia étaient connus pour leurs ébats publics et pour la demande en mariage de Cratès, au cours de laquelle il aurait ôté son vêtement en proclamant que son corps était sa seule richesse… Métroclès, quant à lui, aurait appris la signification de la « vie conforme à la nature » et serait ainsi devenu « apte à la philosophie » lors d’une séance de… pets, dirigée par son maître.

Se contenter de ces exemples inviterait à ne voir dans les Cyniques qu’une bande de bouffons dépravés et provocateurs. Cependant, dans les Empires macédonien et romain, les Cyniques constitueront un pan important de la philosophie populaire, qui, se répandant aux quatre coins de l’Empire, se développe loin des élites. Face à la gloire, à l’ambition et aux richesses des cercles impériaux, les Cyniques représentent la voie de la contestation (et parfois d’opposition à la dictature impériale) basée sur les principes de la fraternité humaine et de la justice sociale, à tel point qu’on a pu parler de « philosophie du prolétariat grec » pour les caractériser. Dans l’Empire romain, le terme « Cyniques » désigne tantôt des « bandes » de philosophes errants (qu’on a pu comparer tantôt aux punks, tantôt aux hippies, voire aux altermondialistes), tantôt des lettrés reconnus pour leur talent (à l’image de Lucien de Samosate).

Souvent méprisés ou ignorés par leurs contemporains, les Cyniques auront cependant une grande influence par l’intermédiaire des Stoïciens (avec lesquels ils seront parfois confondus), notamment en ce qui concerne les thèmes de l’indifférence du sage, du cosmopolitisme ou de la vie conforme à la nature (le fondateur du stoïcisme était d’ailleurs un élève de Cratès). Le christianisme assimilera fortement l’idéal cynique de pauvreté (à tel point que les premiers chrétiens — les « Galiléens incultes » — seront parfois confondus avec les Cyniques par leurs adversaires païens !), tout en rejetant fermement l’insupportable impudeur prônée par les Cyniques. La Renaissance et les Lumières verront en Diogène l’idéal du libre penseur, citoyen du monde libre et indépendant, faisant l’apologie de l’état de nature. Au XXème siècle, on a proposé de combattre le cynisme (Zynismus) « sérieux » de l’Allemagne d’après-guerre en faisant retour au cynisme (Kynismus) antique, fait de rire, d’invectives et d’attaques (Sloterdijk).

Aujourd’hui, on doit constater en tout cas que cette dissidence révolutionnaire et contestataire que fut le cynisme ancien a préfiguré une série de thèmes très contemporains tels que le pacifisme, l’égalité entre hommes et femmes, l’agnosticisme, la liberté d’expression, l’opposition à la dictature, etc., des valeurs presque banales de nos jours, mais révolutionnaires dans le contexte gréco-romain.

Cyniques et sceptiques : les « principes » philosophiques et les voies de l’ataraxie

Les philosophies sceptique et cynique ont en commun le fait de reposer sur une série de principes, de règles de conduite assez simples qui servent de base à l’ensemble de leur enseignement.

Chez les Sceptiques, ces règles peuvent être reconstituées à partir du témoignage de Timon sur l’enseignement de Pyrrhon.

« Celui qui veut être heureux doit considérer d’abord ce que sont les choses ; en second lieu, quelle disposition (tropos) nous devons avoir envers elles ; enfin, ce qui résulte de cette disposition. Pyrrhon déclare que les choses sont égales et sans différence, instables et indiscernables, et que par conséquent nos sensations et nos opinions ne sont ni vraies ni fausses. Sur le second point il dit qu’il ne faut avoir nulle croyance, mais rester sans opinions, sans inclinations, et être fermes dans ces formules : toute chose n’est pas plus (ou mallon) qu’elle n’est pas ; elle est et elle n’est pas ; ni elle n’est ni elle n’est pas. Sur le troisième point Timon dit que de cette disposition résulteront d’abord l’aphasie et ensuite l’ataraxie. » (Pyrrhon, d’après un fragment de son disciple Timon)

On y pose trois questions : (1) que sont les choses ?; (2) quelle attitude devons-nous avoir envers ces choses ?; (3) que résulte-t-il de cette attitude ? Première question, celle de la « nature » des choses (1) : elles sont — comme la pierre qui est tantôt lourde (dans l’air) tantôt légère (dans l’eau) — instables, indifférentes, indéterminées ; le réel est toujours divers et fuyant. Ainsi c’est la nature même des choses, le fait que « tout est relatif », qui nous conduit à ne pas nous y fier et à reconnaître que nos sensations et nos opinions ne sont ni vraies ni fausses ; c’est l’indifférence des choses elles-mêmes qui conduit à (2) l’indifférence du sage, c’est-à-dire le fait de ne pas avoir de croyance, de rester sans opinion et sans désir, et d’ « être ferme dans ces formules : nulle chose n’est plutôt qu’elle n’est pas ; elle est et elle n’est pas ; ni elle n’est ni elle n’est pas ». Notons qu’on trouve ici une formulation qui correspond au tetralemme bouddhiste (voir ci-dessous) : [(x)] ou [(non-x)] ou [(x) et (non-x)] ou [non-(x et non-x)]. De cette disposition résultent (3) d’abord l’aphasie, c’est-à-dire le silence en tant qu’absence d’affirmation à caractère « définitif », et ensuite l’ataraxie, autrement dit le bonheur du sage qui peut tout supporter.

Les Sceptiques ultérieurs se réclament de Pyrrhon tout en poussant encore plus loin sa méthode : en effet, l’argumentation de Pyrrhon repose encore sur une affirmation initiale, celle de la relativité universelle des choses — d’ailleurs, la plupart des disciples de Pyrrhon semblent avoir malgré tout (afin de ne pas devenir fous ?) privilégié un critère de vérité, le « phénomène » (« ce qui apparaît ») : les choses, même si elles ne « sont » rien de façon absolue, sont telles qu’elles m’apparaissent (cf. les Sophistes). Toutefois, le véritable sceptique considèrera que ce critère de l’apparaître, c’est-à-dire la doctrine selon laquelle il n’y pas d’« être » caché derrière les apparences, est encore une forme de dogmatisme ! « De façon générale, écrira Enésidème, le Pyrrhonien ne détermine rien, pas même cela : que rien n’est déterminé »

En plus d’exercices méditatifs tels que le tetralemme, il s’agit alors de proposer non plus des doctrines affirmatives mais des tropes ou « modes d’argumentation » (des « manières d’appréhender » plutôt que des « lieux » — topoi — argumentatifs) qui aboutissent chaque fois à la suspension intégrale du jugement. Sextus nous apprend qu’Enésidème a dressé une première liste de 10, avant qu’Agrippa n’élabore une liste de 5 tropes (autrement dit 5 manières d’aboutir inévitablement à la suspension du jugement), à savoir le désaccord (la contradiction des opinions — qui entraîne les conflits et la confusion — justifie déjà la suspension du jugement), la régression (toute proposition exige une preuve, et ce à l’infini), l’hypothèse (les raisonnements sont toujours suspendus à une incertitude initiale, on ne sait pas ce que sont les choses « en elles-mêmes »), le cercle vicieux (on justifie cette hypothèse par ses conséquences, par exemple on justifie la valeur de la Raison en ayant recours à un raisonnement), et la relativité (par exemple du jugement à la personne qui juge, ce qui empêche de postuler des principes universels).

Pour bien comprendre ces tropes sceptiques, il faut se souvenir qu’il s’agit de mener un examen complet du problème aboutissant chaque fois à la conclusion selon laquelle il ne reste plus d’autre solution que de suspendre son jugement, ce qui correspond, pour ainsi dire, à une « méditation » purificatrice, dont le but est chaque fois la sereine guérison et la bienheureuse tranquillité de l’âme (l’ataraxie) :

« Celui qui affirme que telle chose est naturellement bonne ou mauvaise est dans un trouble continuel. Quand il lui manque les choses qu’il considère comme bonnes, il estime qu’il est persécuté par les maux naturels et il court après ce qu’il pense être les biens. Les a-t-il obtenus, il tombe dans des troubles plus nombreux du fait qu’il est dans une exaltation sans raison ni mesure, et que, craignant un changement, il fait tout pour ne pas perdre ce qui lui semble être des biens. Mais celui qui ne détermine rien sur les biens et les maux selon la nature ne fuit ni ne recherche rien fébrilement ; c’est pourquoi il est tranquille. » (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 27-28).

Dans le cas des Cyniques, de même, l’ensemble de la philosophie repose sur quelques règles de conduite simples supposées les mener à l’ataraxie. Cependant, là où les Sceptiques privilégient l’examen réflexif et la méthode intellectuelle, les Cyniques vont mettre en avant des notions à caractère pratique et existentiel. Ces « concepts » cyniques sont l’apathie (apatheia, idéal de sérénité totale qui permet d’affronter l’adversité sans éprouver le moindre trouble, cf. l’ataraxie), l’indifférence (adiaphoria, qui permet de renoncer aux désirs de gloire, de richesse, et même de salut de l’âme), l’endurance (karteria, vie rude et simple qui ramène l’homme au plus près de la nature, passant par des actes de la vie quotidienne et non par des connaissances ou des discours) et l’autarcie (autarkeia, le fait de se suffire à soi-même, privilège de celui qui ne possède rien !).

« Quelqu’un demandait à Cratès quel avantage il pourrait retirer de la philosophie. Cratès lui répondit : Tu pourras délier plus facilement ta bourse et de la main en extraire le contenu pour le distribuer aisément aux autres, non pas comme tu le fais à présent, calculant, hésitant et tremblant comme les gens aux mains nerveuses. Mais si ta bourse est pleine, tu la verras telle, et si elle est vide, tu ne t’en plaindras point. Si tu te proposes de mettre ton avoir à profit, tu pourras facilement le faire et si tu n’as rien, tu ne seras pas dévoré de désirs, mais tu vivras en te contenant de ce qui se présente, sans rêver de biens absents ; en un mot, tu ne seras jamais contrarié par les événements. » (Stobée, IV, 33, 31).

 

Il s’agit chaque fois de pratiquer une ascèse simple, dure et exigeante (qu’on a pu rapprocher de certaines pratiques ascétiques indiennes), en menant une vie faite de frugalité et de pauvreté (se laver à l’eau froide, ne boire que de l’eau, etc.) et en ne craignant pas d’affronter les souffrances (Diogène se roule dans la neige, brûle dans le sable au soleil, etc.), avec l’idée directrice que le véritable bonheur — la vertu, qui, comme chez Socrate, peut s’enseigner et constitue la seule richesse — consiste à se contenter de rien : en effet, à celui qui ne possède rien, on ne peut rien enlever !

De ces règles de conduite, les dieux constituent le modèle théorique (en effet, ils n’ont aucun besoin) et les animaux le modèle pratique (ils se contentent de peu, boivent l’eau à la source, savent s’adapter aux circonstances, etc.), tandis que l’homme (être de tous les désirs, recherchant ce qu’il n’a pas, toujours en train d’espérer et de craindre) est placé au plus bas de la hiérarchie des êtres animés ! Remarquons au passage que les dieux, pour les Cyniques, sont surtout une référence culturelle, dont ils cherchent à se passer dans leur quête de la vertu. Par ailleurs, Héraklès (qui s’oppose aux puissants, préfère l’action aux discours et n’hésite pas à accomplir de basses besognes) et Ulysse (symbole de la ruse, voyageur solitaire et opposé aux jouisseurs prétentieux) sont considérés comme les héros cyniques par excellence.

L’ascèse cynique s’appuie sur une critique du platonisme : pour Antisthène, selon lequel les définitions sont toutes, par nature, des « tautologies » (= fait de dire « la même chose » — tauton : on ne peut rien attribuer à un être que sa nature propre : le bien est le bien, Socrate est Socrate, un chien est un chien, etc.), la vertu ne relève donc pas de la connaissance du bien (comme le voudrait Platon, chez qui celui qui sait ce qu’est le bien ne peut plus faire le mal) mais s’acquiert bien plutôt par l’effort (ponos) et l’exercice (askèsis). Cette critique de la dialectique au nom de l’action est mise en pratique par Diogène dans certaines anecdotes biographiques : face aux arguments de Zénon d’Elée (le disciple de Parménide) contre le mouvement, il se lève et se met à marcher en guise de réponse ; par ailleurs, à Platon qui définit l’homme comme un « bipède sans plumes », Diogène amène un poulet déplumé !

Sans cité (citoyen du monde, exilé volontaire), sans maison (préférant les grottes), refusant la tekhnè (il ne recourt pas à l’agriculture et préfère les aliments crus aux cuits), vivant de mendicité et au jour le jour, récusant les règles élémentaires de la vie en société  (politesse, propreté, discipline, etc.) afin de désinhiber ses semblables, préférant en général la nature (phusis) à la loi (nomos) — parce que la loi du kosmos est au-delà de la loi de la civilisation —, et s’abstenant donc de tout engagement politique (notamment pour ne pas être conduit à faire la guerre), social, professionnel ou même familial, le philosophe cynique veut pour ainsi dire « ensauvager la vie » : s’efforçant, selon la devise de Diogène, de « faire le contraire de tout le monde » (= vivre conformément à la nature), il veut être la « mauvaise conscience » de son époque !

Pour comprendre le sens de cette « ascèse » cynique, il faut se débarasser de la connotation chrétienne de ce terme, qui exclut la jouissance du moment présent et l’hédonisme. Pour les Cyniques, l’ascèse (qui consiste, d’une part, à s’exercer à affronter les souffrances et, d’autre part, à fuir les artifices de la civilisation) est simplement une préparation au bonheur, lequel consiste à ne jouir de rien. Les plaisirs véritables sont faits de sérénité, de liberté, de joie : être couché au soleil, observer le train du monde, ne rien attendre, etc. Il n’y a donc aucune contradiction entre l’ascèse et la jouissance.

C’est au profit de cette ascèse bienfaisante que Diogène veut récuser tous les systèmes, toutes les idéologies. La vocation de la philosophie est de subvertir, de déranger, de choquer, d’aboyer, de mordre, mais chaque fois dans un but pédagogique (et donc philanthropique). Dans une République (dont on ne sait si elle a réellement été écrite) aux antipodes de celle de Platon, véritable manifeste anarchiste avant la lettre, Diogène aurait prôné le renversement systématique de toutes les valeurs en allant jusqu’à légitimer l’anthropophagie et l’inceste, recommandant la communauté des femmes et des enfants, la liberté sexuelle totale, ainsi que le refus des armes et le remplacement de l’argent par des osselets disponibles partout !

Quel que soit le jugement que l’on porte sur ces deux courants philosophiques marginaux, force est de reconnaître la vertu « tonifiante » de ces empêcheurs de penser en rond, qui, à l’image des Sophistes précédant Platon et Aristote, ont servi chaque fois de détonateur et de stimulation critique pour une « grande » pensée systématique : le stoïcisme pour les Cyniques, le néoplatonisme pour les Sceptiques.

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