Cours de philosophie – Les philosophes présocratiques

  • Cours de philosophie – Joachim LACROSSE
  • Support écrit (SE)
  • (notes provisoires, octobre 2013) 

 

1. Les philosophes présocratiques

a) Du logos mythique au logos philosophique

La philosophie européenne est née avec les cosmologies dites « présocratiques », au VIè siècle av. J.-C., et ce à la fois en opposition et en continuité avec la tradition ancestrale des mythes. Le mythe est une pratique commune à de nombreuses civilisations, même si nos références culturelles nous conduisent à l’associer principalement aux dieux grecs et romains. Dans le dictionnaire (Petit Robert), il est défini comme un « récit fabuleux qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature [par exemple le mythe de Zeus ou celui de Déméter] ou des aspects de la condition humaine [par exemple le mythe de Prométhée ou celui de Sisyphe] ».
Chez Hésiode, par exemple, dans la Théogonie (littéralement « naissance des dieux »), il y a un Chaos primordial (indéfini), d’où naît progressivement une différence qui débouche sur l’union conjugale entre le ciel (Ouranos) et la terre (Gaïa). Mais Ouranos n’aime pas les enfants issus de cette union, les titans, et il leur interdit l’accès à la lumière du jour. Cronos, son fils cadet, encouragé par sa mère, coupe alors le sexe de son père, séparant ainsi pour de bon le Ciel et la Terre. Cronos épouse alors Rhéa, sa soeur, et enfante à son tour les dieux. Cependant, pour échapper à une prédiciton de ses parents selon laquelle il serait détrôné par l’un de ses enfants, Cronos (Saturne pour les Latins) les mange tous (voir ci-dessous la version de cet épisode de cannibalisme chez Goya) ! C’est alors que Zeus, sauvé par sa mère, lui fait vomir tous les autres enfants : Poseidon, Hadès, Héra, … Quant à Aphrodite, elle naît du sexe d’Ouranos, qui était tombé dans la mer. Les dieux (menés par Zeus) renversent alors les titans (menés par Cronos) lors d’une bataille appelée la « Titanomachie ».
Situés en un temps originel et mettant en scène des histoires exemplaires, les récits (logoi) mythiques présentent les enchaînements de causes et d’effets sous la forme de successions généalogiques (théogonies, cosmogonies, anthropogonies, etc.) En général, ils rapportent chaque fois ce qui est visible (les astres, les hommes, les animaux, les lieux, les objets) à un invisible habité par des dieux (polythéisme), des démons, des morts ou des héros (animisme). Ce faisant, ils introduisent une distorsion entre un sens « littéral » et un sens « figuré », distorsion qui invite à redresser le récit pour en interpréter le « sens caché », redressement qui passe souvent par une initiation ou une révélation de ce sens caché, réservée à quelques élus. En d’autres termes, il y a dans le mythe une sorte de « mensonge vrai » (les Muses déclarent, aux vers 27-28 : « Nous savons dire des mensonges semblables à des réalités, mais quand nous le voulons, nous savons faire entendre des vérités »), qui permet de comprendre une vérité par le redressement du sens.
On parle souvent, pour caractériser la naissance de la philosophie, d’un passage du muthos (fable, récit) au logos (raison, argument), mais il faut rappeler que la philosophie grecque est née d’une réflexion sur le sens profond et la fonction des mythes, que les philosophes ont toujours continué à faire usage des mythes (comme Platon, par exemple, mais en cherchant à expliciter le sens figuré du récit au lieu de le « révéler ») et que le terme grec le plus utilisé pour désigner ceux-ci, du reste, n’est autre que le terme logos. Il serait donc plus exact de parler d’un passage d’une certaine forme de logos, mythique, à une autre, argumentative ou scientifique, ces deux formes n’ayant jamais cessé de coexister par la suite sans se confondre.
En d’autres termes, le mythe n’est pas quelque chose « d’irrationnel », mais répond plutôt à une logique particulière. Cette logique du mythe se caractérise par son ambivalence : le monde est structuré par des oppositions complémentaires, les héros et les dieux ne sont jamais tout-à-fait bons ou mauvais mais ils ont un aspect positif et un aspect négatif (les pères sont à la fois des géniteurs et des destructeurs, etc.), là où la logique des philosophes se caractérisera par sa bivalence : on ne peut exprimer à la fois une chose et la chose contraire, c’est soit l’un soit l’autre (voir ci-dessous : Parménide, à propos de l’Être et du non-Être).
Le logos mythique consiste donc en une pensée traditionnelle, collective et sans auteur, qui se transmet oralement de génération en génération (avant d’être consignée, plus tard, par écrit), qui recourt à des explications généalogiques, à une logique ambivalente, et met en scène des forces surnaturelles. Le logos philosophique va lui substituer une pensée novatrice, individuelle, écrite, fondée sur la confrontation des idées et des arguments (comme dans l’école de Milet, par exemple), ayant recours à une logique bivalente et faisant appel à l’expérience, à des explications mécanistes et mettant en scène des éléments naturels.

Logos mythique

Logos philosophique

  • Traditionnel, collectif, sans auteur, oral
  • Êtres surnaturels, recours à la parole ancestrale
  • Causalité généalogique
  • Sens implicite, distorsion
  • Logique ambivalente (complémentarité)
  • Novateur, argumenté, individuel, écrit
  • Eléments naturels, recours à l’expérience
  • Causalité mécanique
  • Sens explicite, description
  • Logique bivalente (non-contradiction)
Malgré ces différences nettes, on peut dire que la pensée philosophique poursuit avec d’autres moyens le projet de la raison mythique, et qu’il y a donc une continuité entre le logos mythique et le logos philosophique, comme le reconnaît Aristote lui-même — pourtant l’un des seuls philosophes grecs qui n’a jamais recours au mythe — lorsqu’il dit que le « philomythe » (l’amoureux des mythes) est en quelque sorte « philosophe » (amoureux de la sagesse):

 

« Ce fut l’étonnement (thaumazein) qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers philosophes aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l’Univers. Apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi le philomythe est en quelque sorte philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). » (Aristote, Métaphysique, A, 982b).

 

b) Le logos des premiers « physiciens » grecs : un empirisme moniste

La naissance de la philosophie, d’abord dans les colonies en Ionie (Turquie actuelle) et en Grande Grèce (Sicile et Sud de l’Italie actuelle), puis à Athènes, est due à un ensemble de facteurs favorables, politiques, sociaux et économiques : l’avènement de la cité, qui réserve un espace public à la discussion, les conditions d’existence très favorables dans les colonies grecques (la plupart des philosophes grecs étaient des aristocrates), etc.
Aux VIIè et VIè siècles avant J.-C., à Milet en Ionie (région de la Turquie actuelle, à l’est de la mer Egée), ces premiers philosophes (que l’on nomme souvent aussi les « physiciens » ou « physiologues ») ont voulu expliquer le monde et l’homme en se passant de la référence aux dieux, à la « surnature ». Il y a bien une réalité invisible, comme dans les mythes, mais qui fait partie de la « nature » (phusis). Lorsque ces penseurs parlent de « nature », il s’agit d’autre chose que ce à quoi nous pensons aujourd’hui : la phusis, c’est très précisément un processus de croissance ou d’épanouissement à partir d’un germe initial, comme une fleur qui se développe à partir d’une graine.
On ne connaît les penseurs de Milet que par la doxographie (témoignages ultérieurs, conservés sous la forme de fragments). Pour Thalès, fondateur de cette école de philosophie (la toute première), tout vient de l’eau, qui est le fondement de toute chose et la source de la vie. Pour Anaximène, c’est l’air (ou le brouillard) qui est le principe de l’univers. Anaximandre, dont l’activité se situe entre ces deux philosophes, parle aussi d’un principe naturel mais le déclare « indéterminé » (apeiron, qui signifie aussi « infini », « illimité ») :

 

« C’est lui [Anaximandre] qui introduisit le premier ce terme de principe (arkhè), entendant ainsi, non pas l’eau ou quelque autre des éléments que nous reconnaissons, mais une certaine nature infinie différente, de laquelle se seraient formés tous les ciels et tous les mondes que ceux-ci ont contenus ; c’est de là que proviennent les êtres c’est en cela aussi qu’ils se dissipent selon une loi nécessaire. » (Simplicius, Physique, 24, 13)

 

Le monde est donc chaque fois interprété comme le déploiement d’un seul (monisme), principe (arkhè), en appliquant comme raisonnement une sorte d’empirisme sauvage : on observe (par exemple de l’eau qui s’évapore, qui gêle, qui se « concrétise » dans l’écume marine ; de l’air qui se condense ou se raréfie) et on tire tout de suite des conclusions, sans vérifier.
Ces pensées sont cependant très proches des mythes cosmogoniques, dont elles ne font que remplacer les dieux et le Chaos par des éléments naturels. Thalès, d’ailleurs, ne dit-il pas quelque part que « tout est rempli de dieux » ? La différence, c’est que l’on raisonne ici en termes mécaniques, en extrapolant les caractéristiques de l’élément posé en principe. Ces philosophes-physiciens veulent ainsi trouver des causes naturelles et mécaniques aux phénomènes, des réponses rationnelles aux questions ultimes, en formulant des lois de la nature et en cherchant à expliquer le changement.
Pour comprendre l’épistémologie présocratique, il faut renoncer à utiliser des catégories de pensée familières, telles que l’oppostion entre matière et esprit, ou celle entre sujet et objet de connaissance. Pour ces premiers physiciens, tout « être » est un être concret, et la question de la connaissance consiste surtout à rapporter des choses lointaines à des choses proches.
Il y a aussi une réflexion cosmo-poétique sur la condition humaine, une conception de la Terre qui précarise l’aspect sécurisant que lui donnaient les mythes : Thalès se représente la Terre, séjour des humains mortels, comme une embarcation flottant sur l’eau, Anaximène se la représente comme une feuille qui vole dans les airs, etc.
Au VIè-Vè siècle, à Ephèse, toujours en Ionie, Héraclite, surnommé « l’Obscur » car il s’exprimait par aphorismes, influencé par l’école de Milet, propose de faire du feu l’élément primordial. Le feu, qui vit en tuant (génération et destruction réunies en un seul mouvement), est le symbole du paradoxe que constitue le monde, où toute chose devient son contraire : la mort succède à la vie, la nuit au jour, la veille au sommeil, etc.
Les choses sont ainsi dans un devenir perpétuel : « tout coule (panta rhei) et rien ne reste », « on ne se baigne jamais deux fois dans même fleuve ». Héraclite veut ainsi penser le devenir universel : toutes choses sont prises dans un flux, ne sont jamais stables. Même les montagnes, symboles de perennité, s’érodent lentement, et le soleil renaît tous les matins… Ce sont les mots qui, plaqués sur le réel, donnent l’illusion d’une certaine stabilité, d’une certaine permanence : le même mot, « fleuve », désigne une réalité en mouvement permanent.
Tout, derrière les apparences, vient donc du feu et revient au feu, qui est comme un Logos, c’est-à-dire une loi universelle de développement, une « raison » mécanique universelle qui organise le flux du réel en fonction d’une série de couples d’opposés structurés par des rapports de complémentarité (jour/nuit, paix/guerre, vie/mort, mâle/femelle, grave/aigu, etc.), « raison » qui n’est pas sans rappeler le logos mythique dont il a été question ci-dessus, fondé sur l’ambivalence.
Notons cependant que cette référence au Logos, comme loi universelle du devenir en fonction d’opposés complémentaires, est interprétée par certains commentateurs comme une contamination, ou plutôt une réinterprétation de la pensée d’Héraclite dans une optique stoïcienne (voir ci-dessous).
En tout cas, l’harmonie du monde résulte d’une tension instable de ces couples complémentaires (qui peut être schematisée par le symbole chinois du dao, où le yin et le yang, eux aussi, se complètent en s’opposant). Vie et mort sont inséparables, mâle et femelle sont tous deux nécessaires à la génération des animaux, c’est la rencontre du grave et de l’aigu qui produit l’harmonie musicale, etc. Cependant, la plupart des hommes ne voient pas cette polarité et cette complémentarité des contraires (en effet, « La nature (phusis) aime à se cacher ») et veulent obtenir un seul pôle : le plaisir sans la douleur, le bonheur sans le malheur, la vie sans la mort, etc.

 

« La guerre (Polémos) est le Père de toutes choses », dit encore Héraclite : autrement dit, le conflit est le moteur qui régit le monde et le jeu du devenir. Ce jeu est comparé à celui pratiqué par un enfant : « Le temps est un royaume dont le Prince est un enfant qui joue aux osselets ». La mission du philosophe, ou du sage, est de donner sens à un monde en devenir permanent, malgré le fait que la foule, la multitude est « sourde » à la vérité.

 

Il s’agit donc d’accorder le logos humain (parole, raison) au logos de la Nature, qui « parle » par ses œuvres. D’où un style très particulier du discours héraclitéen, qui cherche à suivre l’équilibre des contraires, où chaque notion appelle son opposé, créant des « bouquets de sens » toujours éphémères, navigant de contraire en contraire.

c) Les sectes mystiques : noms et nombres

Au VIIè siècle av. J.-C. naissent aussi des sectes mystiques (c’est-à-dire liées aux cultes des « mystères ») telles que l’orphisme et le pythagorisme, dont l’enseignement est tenu secret pour les non-initiés. Ces courants religieux vont privilégier une approche purement intellectuelle qui, au contraire de la pensée des premiers physiciens, ne recourt pas (ou très peu) à l’expérience pour expliquer la structure de l’univers.
Pour les Orphiques, les noms sont en rapport avec l’essence même des choses. A l’instar du Dieu judéo-chrétien, le personnage mythique d’Orphée détient le pouvoir de faire exister les choses en les nommant. Il faut donc, pour ses fidèles, être initié à la signification véritable des noms pour accéder à la connaissance des choses et, de là, connaître l’extase mystique. En un sens les Orphiques sont les premiers à mettre l’accent sur le pouvoir des noms et du langage, leur capacité à structurer et articuler le réel.
Pour Pythagore (qui vient de l’île ionienne de Samos et s’est exilé en Grande Grèce = sud de l’Italie et Sicile actuelles) et ses disciples (triés sur le volet et, par ailleurs, très actifs sur le plan politique), les nombres sont les principes de l’univers tout entier, de son équilibre et de son harmonie. On pourrait y voir une préfiguration de la physique moderne, basée sur les mathématiques, mais les nombres sont considérés par les Pythagoriciens comme des réalités divines, ce ne sont pas « simplement » des nombres.
Derrière tout phénomène (à l’instar du son harmonieux produit par la corde d’une lyre), il y a des relations numériques : ainsi, du point de vue spatial, 1 est un point, 2 est une droite, 3 est un plan et 4 est un solide. Le nombre 10 (1+2+3+4 : c’est la Tetraktys) est le plus parfait d’entre tous. D’où l’intérêt pour l’astronomie, l’architecture, la musique, et tout ce qui fait appel aux rapports harmoniques.
En outre, les Pythagoriciens semblent avoir proposé une vision de l’univers fondée sur une table de 10 opposés (Limite/Illimité, Impair/Pair, Un/Multiple, Droite/Gauche, Mâle/Femelle, En repos/En mouvement, Droit/Courbe, Lumière/Obscurité, Bien/Mal, Carré/Rectangle), dont, à la différence d’Héraclite (qui critique ces « dualismes » pythagoriciens), un terme est valorisé au détriment de l’autre. Au moins deux grands philosophes, Parménide et Empédocle, semblent avoir fait partie des sectes pythagoriciennes.
Les Pythagoriciens croient aussi à la métempsycose, idée selon laquelle l’âme est prisonnière du corps pour un certain temps (son incarnation n’est qu’une incarcération provisoire). Cette croyance est associée ches les Pytagoriciens à des principes étranges comme l’interdiction de consommer des fèves (de peur que l’âme ne s’enfuie…) L’âme peut migrer après la mort vers un autre corps d’homme, ou d’animal (d’où la pratique du végétarisme), voire de plante. Purifiée par la vertu et la pratique des rites initiatiques, elle cherche à atteindre le stade où elle sera libérée de tout corps.

d) Les Eléates : naissance de l’ontologie

Aux VIè et Vè siècles, les philosophes d’Elée (en Grande Grèce) vont s’opposer aux Ioniens en affirmant l’éternité et l’immuabilité de l’Être. Au VIè s., Xénophane, venu de Colophon (Ionie) en exil, critique l’anthropomorphisme divin que l’on trouve dans les mythes polythéistes : les Ethiopiens les voient noirs et, si les chevaux pouvaient s’inventer des dieux, ces dieux auraient la forme de magnifiques chevaux…
Or, le dieu du Sage, lui, ne ressemble pas aux hommes ! Xénophane préconise une conception de Zeus tout-puissant qui préfigure le monothéisme (le dieu est unique) et et le panthéisme (il est tout) :

 

« Il n’y a qu’un seul dieu, maître souverain des dieux et des hommes, qui ne ressemble aux mortels ni par le corps ni par la pensée. Tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend. Mais c’est sans aucun effort qu’il meut tout par la force de son intellect. Il reste toujours, sans bouger, à la même place et il ne lui convient pas de passer d’un endroit dans un autre. » (Xénophane, fragments 23 à 26).

 

Il propose également la première physique du mélange (voir ci-dessous), fondée chez lui sur deux éléments : l’eau et la terre.
Parménide, disciple de Xénophane, s’oppose à Héraclite pour déclarer qu’il n’y a pas de devenir du principe, mais qu’il s’agit de l’« être », immobile, éternel (inengendré + sans passé ni futur), parfait, un, continu, etc. Parménide est ainsi considéré comme le « père de l’ontologie (discours sur l’être) ». Il s’exprime en vers, imitant les discours prophétiques des mystères orphiques
Le but de Parménide est de rendre possible la connaissance d’une réalité stable, qui échappe au « flux » héraclitéen. Rien ne naît de rien et, pour devenir, il faut d’abord être. Puisque la connaissance sensible ne nous apprend rien d’autre que l’écoulement perpétuel, il vaut mieux suivre la voie de la vérité et se fier à la pensée. « L’être est, le non être n’est pas » : voilà ce que nous apprend la pensée. Cette permanence de l’être est la condition d’une continuité dans la connaissance que nous pouvons avoir de l’être : sans l’être, la pensée n’est pensée de rien. Car seul l’être peut être pensé, tandis qu’on ne peut concevoir le non-être (dire que « le non-être est », voilà le paradigme de l’erreur et le contraire de la vérité).
Parménide met ainsi en chemin un mode de pensée binaire, ou « bivalent », fondé sur la contradiction entre des arguments ou des chemins de pensée opposés, et non plus sur la complémentarité (comme chez Héraclite et dans les mythes). Plusieurs chemins ne mènent nulle part, un seul mène quelque part. Ce nouveau mode de pensée débouchera bientôt, chez Aristote, sur les principes logiques fondamentaux de l’identité (a = a), du tiers exclu (a v -a) et de la non-contradiction (-[a . -a]).
Mais Parménide reconnaît tout de même une autre voie que celle de l’être ou de la pensée : la voie de l’opinion (doxa), qui correspond à la connaissance sensible — faite de mélanges, de variations et d’instabilité — et où Parménide refoule les oppositions héraclitéennes. Parménide, comme Xénophane, ouvre ainsi la voie à une physique « pluraliste » fondée sur le mélange de deux éléments, la lumière et l’obscurité, associés à l’air et la terre.
Reste que, du point de vue de la pensée, tout changement est une illusion, car on ne peut passer du non-être à l’être. D’où les paradoxes célèbres de son disciple Zénon, qui veulent démontrer l’impossibilité logique du devenir et du mouvement (paradoxe de la flèche, paradoxe d’Achille et la tortue). Ces paradoxes sont en réalité fondés sur deux coneptions simplistes de l’espace/temps : un continuum divisible à l’infini, d’une part, et une addition de points et de moments, d’autre part. Les paradoxes de Zénon fonctionnent en jouant sur l’alternance de ces deux représentations simplistes.
e) Les « physiciens » pluralistes : doctrine des quatre éléments et atomisme ancien
Nous avons déjà vu que Xénophane (eau et terre) et Parménide (air et terre) proposaient une physique basée sur le mélange de deux éléments primordiaux. Au Vè s., d’autres penseurs leur emboîtent le pas pour dépasser le monisme des premiers physiciens et proposent des explications qui font interagir plusieurs éléments. Un autre trait commun de ces pensées, suite à l’opposition entre le devenir héraclitéen et l’être parménidien, consiste chaque fois à faire coexister une explication en termes de devenir (la phusis, c’est, par excellence, ce qui change et se modifie sans cesse) et une pensée « ontologique » centrée sur l’être, sur ce qui perdure à travers toutes les modifications (les éléments, les lois, les forces de la nature ou les âmes).
Ainsi, Empédocle d’Agrigente (en Sicile actuelle) défend l’idée selon laquelle la naissance et la mort (caractéristiques du devenir) n’ont pas vraiment lieu (rien ne se perd, rien ne se crée) :

 

 Quand les éléments mélangés viennent à la lumière du jour sous la forme d’un homme, ou d’une bête sauvage, ou d’une plante, ou d’un oiseau, alors on dit qu’il y a naissance ; quand ils se séparent, on emploie le mot de mort douloureuse. Mais ce nom ne se justifie pas, et pourtant moi aussi je suis en ce point la coutume. […] Car il est impossible que rien puisse naître de ce qui n’existe pas et on n’a jamais constaté ni ouï dire que ce qui est doive périr ; ce qui est sera toujours, en quelque lieu qu’on le place. » (Empédocle, fragments 9 et 12)

 

 Empédocle propose, plus explicitement que ses prédécesseurs, de poser le problème de la nature en fonction d’une physique du mélange et de la séparation qui constitue un compromis entre le mouvement héraclitéen du devenir (l’univers est en constante métamorphose) et le repos de l’être cher à Parménide (les principes et les lois de cet univers restent pourtant les mêmes).
Il est le fondateur de la doctrine des quatre éléments (le feu, l’eau, l’air et la terre) et reconnaît en outre deux forces ou « énergies », l’Amitié et la Haine, Philia et Neikos, qui rassemblent et séparent alternativement ces éléments. Notre époque, d’après lui, est dominée par la Haine ou la Discorde. Empédocle associe ainsi éléments physiques et figures mythiques (Amitié/Aphrodite et Haine) dans l’explication de l’univers. Au cours des cycles cosmiques, des membres épars sont divisés puis rassemblés continuellement par ces deux forces. Empédocle imagine aussi une sorte de sélection naturelle avant la lettre, avec des êtres à deux visages, des bras sans épaules, etc., qui périrent pour ne laisser que les plus harmonieux. Sa conception a également pour conséquence de penser une parenté entre tous les êtres vivants.
Mais certains philosophes ont voulu aller plus loin que ces quatre éléments, et ont proposé que l’on divise le réel jusqu’à ce qu’on arrive à des éléments atomiques, c’est-à-dire à « ce qui ne peut être divisé (a-tomon) »
Démocrite d’Abdère (près de la frontière actuelle entre la Grèce et la Turquie), disciple de Leucippe, passe aujourd’hui pour avoir inventé la théorie scientifique moderne des « atomes », mais il s’agit chez lui d’une doctrine uniquement spéculative. On peut parler, comme pour les autres présocratiques, d’un matérialisme radical, au sens où l’âme et la pensée sont autant composés d’atomes que la matière.
Pour Démocrite, la réalité est composée de vide et d’atomes, et les atomes ont diverses formes et configurations: les crochus se rassemblent, les lisses s’évitent, etc. C’est donc la qualité des atomes qui détermine leurs rapports, d’où le nom d’ « atomisme qualitatif » donné à cette doctrine. Il y a aussi des atomes « intellectuels », les sphéroïdes, les seuls qui ne se mélangent pas aux autres, et grâce auxquels la pensée humaine peut appréhender toutes les combinaisons d’atomes qui forment les corps et, par là, l’organisation de l’univers.
Les atomes, en nombre infini, tantôt s’assemblent, tantôt se séparent : il y a à la fois hasard des rencontres (les atomes qui composent un corps auraient pu ne pas se trouver là où ils sont, leur réunion est purement mécanique) et nécessité des combinaisons (on ne peut pas assembler n’importe quels atomes les uns avec les autres). Quant aux rapports entre l’être et le devenir, les éléments atomiques sont éternels, immuables, indivisibles, pleins (comme l’être de Parménide), mais leurs configurations, elles, sont changeantes, et ils se déplacent dans le vide, lieu du devenir continuel.
A cette désacralisation de l’univers physique, vide de pensée et purement mécanique, s’ajoute chez Démocrite une éthique qui fait la promotion de l’homme en insistant sur sa faculté langagière (le logos), sur son sens de l’amitié, et sur la précarité de sa condition qui le différencie du divin.
Anaxagore de Clazomènes (Ionie), un peu auparavant, avait même envisagé la possibilité d’un nombre infini d’éléments divisibles à l’infini. Il conçoit ainsi des mondes immenses, infiniment grands, et d’autres infiniment petits :

 

« Dans ce qui est petit, il n’y a pas de dernier degré de petitesse, mais il y a toujours un plus petit. En effet, il n’est pas possible que ce qui est cesse d’être (par la division). De même, par rapport au grand, il y a toujours un plus grand et il est égal au petit en quantité et, par rapport à elle-même, chaque chose est à la fois petite et grande. » (Anaxagore, fragment 3)

 

 étérogène, constitué de germes qui sont riches d’une infinité de parties différentes. Tout est dans tout, dit-il, le semblable contient en lui son contraire (par exemple, la sensation fonctionne par contrastes, entre le froid et le chaud, le clair et l’obscur, etc.). C’est la prédominance quantitative de telle ou telle qualité qui détermine l’organisation de la matière, d’où le nom donné à sa doctrine par certains historiens : « atomisme quantitatif » (à strictement parler, il ne s’agit d’ailleurs pas d’un atomisme, puisque les particules sont divisibles à l’infini).
Là où les atomes de Démocrite s’organisent par conglomération, les particules d’Anaxagore, au contraire, se séparent donc en fonction de telle ou telle prédominance ; du côté de l’atomisme qualitatif, il y a un vide infini, des atomes infinis en nombre mais finis du point de vue de leurs formes et constitutions, et un mouvement spontané qui organise la matière ; au contraire, l’atomisme quantitatif conçoit une plénitude infinie, des particules aux possibilités infinies (et infiniment divisibles), et un principe intelligent qui ordonne la matière. En effet, il y a chez Anaxagore un Noûs, intellect cosmique (lequel, comme les « sphéroïdes » de Démocrite, permet à la pensée humaine d’appréhender le réel dans sa complexité), aveugle, qui organise l’univers en procédant, par un mouvement de rotation, un tourbillon, à des discriminations mécaniques (plus de chaleur, plus de légèreté, etc.) dans la matière du « tout-ensemble ». On a là, en germe, l’idée de providence divine (en grec, littéralement, une « prépensée », pronoia), mais cet intellect est un pur génie opérationnel, aveugle, qui ne semble pas agir de façon consciente ou « intelligente », c’est-à-dire en vue du meilleur (ce qui sera reproché à Anaxagore par Platon). Loin de toute forme de « transcendance » divine, cet intellect est plutôt une sorte de matière universelle, immanente et omniprésente.
Le disciple d’Anaxagore, Diogène d’Apollonie, par contre, introduira les prémisses de l’idée de providence divine en ajoutant que cet intellect qui sépare et rassemble « est un dieu » — terme soigneusement évité par Anaxagore… —, que Diogène identifie par ailleurs à l’air (faisant ainsi une synthèse historique entre la physique moniste d’Anaximène et celle, infiniment pluraliste, d’Anaxagore):

 

« A mon avis, la substance primordiale qui contient l’intelligence est ce que les hommes appellent l’air ; c’est lui qui gouverne tout et qui régit tout ; c’est encore lui qui, à mes yeux, est dieu ; il est partout présent et ordonnateur de tout, et en tout existant. » (Diogène d’Apollonie, fragment 5)

 

Ainsi, des premiers physiciens, qui font reposer le réel sur l’épanouissement d’un seul élément, à Anaxagore, qui envisage un nombre infini d’éléments primordiaux divisibles à l’infini, tout se passe comme si la pensée présocratique avait, de l’un au multiple, exploré toutes les possibilités de penser la phusis.
Anaxagore se rend à Athènes, à l’époque de Périclès (dont il fut le professeur), et il y introduit la philosophie. L’histoire de la philosophie européenne s’apprête à connaître un nouveau tournant…

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