Cours de philosophie: Le néoplatonisme

  • Cours de philosophie – Joachim LACROSSE
  • Support écrit (SE)
  • (notes provisoires, octobre 2013) 

Philosopher à l’époque hellénistique et impériale

Le néoplatonisme

La dernière grande « école » de philosophie grecque est le néoplatonisme, dont le représentant le plus célèbre est un Egyptien qui a fondé une école de philosophie à Rome, Plotin (IIIème siècle de notre ère). Au début de l’ère chrétienne, en effet, le stoïcisme était encore la philosophie dominante dans l’Empire, mais, peu à peu, certains, comme Plotin, ont voulu en revenir à la philosophie de Platon, en l’adaptant au contexte : recherche d’un point de vue universel, émergence de cultes liés au salut et au bonheur de l’âme individuelle, etc. Il en résulte une synthèse magistrale de la pensée grecque qui se présente comme n’étant rien d’autre que « l’exégèse » de Platon, mais qui inclut également des notions aristotéliciennes et stoïciennes, entre autres, ainsi que des objections sceptiques.

Ainsi, dans une perspective polythéiste, Plotin conçoit un principe, l’Un ou le Père, qui, est au-delà de la multiplicité des dieux, mais qui n’est pas lui-même un « Dieu », d’où le nom d’hénologie donnée à cette doctrine qui n’est pas vraiment une « théologie ». De ce point de vue, notons d’ailleurs que l’Un néoplatonicien est beaucoup plus proche d’une conception indienne, polythéiste, de l’Absolu inconditionné (brahman, voir ci-dessous) que du monothéisme, à tel point que l’on s’est demandé (comme pour Pyrrhon) si Plotin n’a pas été influencé par des doctrines indiennes, hypothèse suggérée par un passage de sa biographie où il est question d’un voyage manqué vers l’Inde et la Perse. Quoi qu’il en soit, la philosophie néoplatonicienne va d’abord être utilisée, tout naturellement, pour faire l’apologie du polythéisme grec contre le monothéisme naissant, auquel il est reproché de confondre le Principe, l’Un, avec un « Dieu artiste » ou un « Démiurge », qui lui est secondaire. Toutefois, d’un point de vue historique, les idées néoplatoniciennes vont surtout avoir un grand impact sur les philosophies monothéistes, puis sur la Renaissance et un certain nombre de philosophes modernes.

Plotin part de l’idée que toute chose aspire à l’unité dont elle provient : tout vient de l’Un et retourne vers l’Un. Tout ce qui est, de la pierre aux Idées, en passant par le corps ou l’âme, doit d’abord être un pour exister. Le mal ou le non-être ne sont rien d’autre, comme l’avait dit Platon, que l’absence du bien ou l’absence de l’être, c’est-à-dire un éloignement par rapport au principe. L’Âme, à un premier niveau, est le principe qui unifie et fait vivre les corps sensibles, elle qui garantit l’équilibre de l’Univers tout entier, auquel elle donne un cadre spatio-temporel. Mais l’Âme n’est pas l’Un, elle est l’unité d’une multiplicité d’âmes individuelles, qui font vivre les corps animés, et elle se distribue dans l’univers sous la forme des « raisons séminales » stoïciennes. De plus, tant au niveau universel qu’au niveau individuel, l’âme est composée de plusieurs parties (végétative, sensitive, rationnelle).

Au-delà de l’Âme, il y a un l’Intellect, qui constitue un niveau d’unité supérieur. En fait, tout ce que l’Âme contient sur un mode extensif (spatio-temporel), l’Intellect l’accomplit sur un mode intensif, qu’il s’agit de se représenter par la seule pensée, en retranchant tout ce qui est spatial, temporel, corporel, etc. Ce niveau est celui de l’Être de Parménide, des Idées de Platon ou du Dieu d’Aristote. C’est le niveau des « dieux intelligibles », où tout est parfait, lumineux, hors du temps et de l’espace. L’Intellect pense toutes les idées en même temps et il est à la fois Pensée et Être : sans la pensée, l’être n’existerait pas, et sans l’être, la pensée serait vide. Mais ce faisant, cet Intellect éternel est encore deux : il est pensée et chose pensée (être), pour ainsi dire « sujet » (intellect) et « objet » (intelligible). De plus, il est multiple, et même infini (Plotin est le premier penseur à donner une connotation positive à la notion d’infinité), lui qui est traversé par la multiplicité infinie des Idées, chacune de ces dernières étant conçue sur le même modèle, comme un intellect qui se pense lui-même.

Il faut donc, si l’on veut appréhender l’Un véritable, rechercher un niveau d’unité suprême, qui est au-delà de l’Être, au-delà de la Vie et de la Pensée : l’Un-en-tant-qu’Un. Un tel principe, « ineffable » (qui ne peut être dit ni pensé, c’est-à-dire qui ne peut recevoir aucune détermination, sans quoi il deviendrait multiple), ne peut être appréhendé que sur un mode négatif, en disant tout ce qu’il n’est pas : il n’est pas l’Être, la Vie ou la Pensée, mais chaque fois « au-delà ». Cette méthode négative (la via negativa) — qui s’appuie sur le Parménide (dialogue où Platon cherchait à appréhender la notion d’unité selon diverses perspectives) et la République (où Platon voyait dans le Bien « au-delà de l’essence » l’Idée suprême) — sera reprise par les grands mystiques, notamment chrétiens, si bien que de nombreux historiens considèrent Plotin comme le « père de la mystique occidentale ». S’il arrive aussi de parler de l’Un de façon positive, précise encore Plotin, c’est toujours sur le mode du « comme si » (nous lui attribuons des déterminations qu’il n’a pas mais dont il est la condition) : ainsi, par exemple, nous pouvons dire que l’Un est libre plutôt qu’esclave, non parce qu’il est « libre » en lui-même (l’Un est « au-delà » de la Liberté), mais parce qu’il est ce qui rend possible la liberté. En d’autres termes, le Principe est nommé à partir de ce qu’il suscite de meilleur dans ses dérivés.

Ce mouvement de conversion vers l’Un, dont le moteur est érôs (l’amour platonicien, voir ci-dessus), ramène donc le centre individuel de l’âme vers le centre universel, dans un mouvement de concentration/purification méditative qui rappelle encore, par certains traits, les philosophies indiennes. Ce mouvement de conversion répond à un mouvement en sens inverse, celui de la procession du Multiple hors de l’Un, dont la première étape est l’Intellect, identifié à l’Être, et la seconde l’Âme, principe de Vie. En d’autres termes, si nous devons nous « purifier » et nous convertir vers l’Un, c’est parce qu’il s’agit de la source de toutes choses.

ses. Dans un premier temps, l’Un « engendre » (éternellement !) l’Intellect lorsqu’il cherche à se connaître lui-même. Se séparant de lui-même, il devient double, pensée (intellect) et chose pensée (intelligible). Mais on peut dire aussi que c’est l’Intellect qui s’autoconstitue comme objet intelligible, si on envisage les choses du point de vue de la « seconde » hypostase. C’est que l’Intellect se met à exister en se séparant de l’Un, en se faisant autre que lui, à travers la multiplicité des Idées qui sont comme autant de points de vue intellectuels sur l’Un. La pensée est donc le fruit d’un écart, d’une « audace ». 

Ce mouvement « audacieux » de la procession est poursuivi par l’Âme, qui, n’arrivant pas à saisir la totalité intellectuelle en une fois, est obligée de la saisir sur le mode de la succession spatiale et temporelle. En contemplant l’Intellect, l’âme tombe pour ainsi dire « enceinte » des raisons séminales (logoi spermatikoi), dont elle se sert pour façonner le monde sensible, bref pour agir, pour produire, pour créer. Ce déploiement spatio-temporel des idées s’exprime dans les discours, les mythes, les raisonnements (tous des « logoi »), mais aussi dans les corps sensibles et même dans l’activité de la Nature (phusis), qui crée aussi en contemplant les Idées.

Notons ici que Plotin revient sur la condamnation platonicienne de la mimèsis, en donnant à l’artiste une fonction de médiateur entre l’intelligible et le sensible ; ainsi, dit-il,

« si quelqu’un méprise les arts sous prétexte que c’est en imitant la nature qu’ils produisent, il faut d’abord lui dire que les réalités naturelles sont aussi des imitations ; ensuite il faut qu’il sache que les arts ne se bornent pas à imiter ce qu’on voit, mais qu’ils sont à la poursuite des raisons dont est faite la nature. Ajoutons encore que les arts produisent beaucoup de choses par eux-mêmes et que, possédant la beauté, ils suppléent les défauts des choses. Car ce n’est pas pour avoir contemplé quelque chose de sensible que Phidias a sculpté son Zeus, mais parce qu’il l’a saisi tel qu’il serait s’il consentait à paraître à nos regards. » (Plotin, Ennéades, V, 8 [31], 1, 33-39)

L’art n’est donc pas une « imitation d’imitation » comme le voulait Platon, mais bien un processus fondé sur l’expressivité et analogue à la Nature : tout comme l’Âme de l’univers crée les objets sensibles en contemplant les objets intelligibles, de même l’artiste cherche à « saisir » l’Idée à travers une représentation sensible.

Finalement, le double mouvement, entre procession et conversion, praxis et theoria, logos et erôs, garantit un équilibre et une continuité entre l’Un et le Multiple, tout en permettant à chaque « hypostase » (niveau de réalité intérieur et extérieur) d’être relativement autonome. Il s’agit d’un double dynamisme en lequel mystique et métaphysique coïncident, les « trois hypostases » (expression que l’on doit en réalité au disciple de Plotin, Porphyre, 234-305) correspondant autant à des degrés de « réalité » qu’à des niveaux d’intériorité « spirituelle »

Les idées néoplatoniciennes vont être diffusées dans le moyen âge chrétien, mais sans que leurs auteurs (Plotin, Porphyre, mais aussi Proclus et Damascius au Vè siècle, dont la pensée est plus « religieuse » que celle de leurs prédécesseurs) soient cités explicitement, notamment par l’intermédiaire de saint Augustin, et elles circuleront dans le monde arabe sous la forme de traités anonymes attribués à Aristote (par exemple, un traité intitulé la Théologie d’Aristote).

Il suffira aux philosophes monothéistes, juifs, chrétiens et arabes, de dire que l’Un n’est autre que Dieu, que l’Intellect n’est autre que la pensée divine ou le « Verbe » créateur, et que l’Âme n’est autre que la Nature ou le Monde, pour adapter ces idées dans le contexte théologique qui est le leur, en interprétant la « procession » néoplatonicienne comme une émanation/création divine. L’identification de l’Intellect au « Verbe » est d’ailleurs facilitée par le fait que Plotin considère le Logos comme un « acte » (energeia), par lequel le Multiple procède (éternellement) de l’Un. Le logos néoplatonicien, sous toutes ses formes (langage, raison séminale, acte, etc.), est en quelque sorte « l’expression » multiple de l’Un dans sa procession vers le Multiple.

L’idée centrale des philosophes monothéistes, à travers ces « récupérations » de la pensée grecque, consistera à dire que les philosophes (Platon et Aristote, en particulier, qui sont les grands représentants du logos grec) ont anticipé ou reconnu la Vérité du Livre sans en être conscients, en utilisant des moyens exclusivement rationnels. Assimiler les philosophies de Platon ou d’Aristote, par l’intermédiaire de la pensée néoplatonicienne, c’est donc « démontrer » que la révélation trouve sa confirmation dans l’exercice de la raison. Cette constante tentative pour accorder la foi et la raison jouera un grand rôle dans le devenir et l’héritage du logos dans les monothéismes…  

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