Aristote
Aristote, critique de Platon
L’école de Platon, l’Académie, est une sorte d’Université où l’on enseignait les mathématiques, la philosophie, l’art de gouverner, etc. Aristote (384-322 av. J.-C.) y fit ses études, avant d’être le précepteur d’Alexandre le Grand (grâce auquel il put collecter toute une série d’informations, de specimens, etc., dans tous les domaines scientifiques). A la fin de sa vie, il fonda une nouvelle école, le Lycée (qui tire son nom d’un temple consacré à Apollon Lycien) ou le Péripatos (on appellera les disciples d’Aristote « péripatéticiens » ou « promeneurs », parce qu’il donnait cours en se promenant avec eux sous les arbres). Il meurt un an après Alexandre le Grand. Aristote est un penseur universel qui nous a laissé un ensemble de traités vraisemblablement tirées de ses cours au Lycée, traités qui ont ensuite été rassemblés selon un ordre systématique : Logique, Physique, Psychologie, Biologie, Métaphysique, Ethique et Politique, Rhétorique et Poétique.
Aristote, s’il a suivi Platon sur de nombreux points, est en désaccord radical avec son maître sur le statut des idées. Celles-ci désignent un type d’être différent du sensible, un « autre plan », et, si Platon n’a jamais dit que les idées devaient être situées dans un « arrièremonde » ou un « ailleurs » (elles qui, précisément, ne sont en aucun lieu, ni aucun temps), il n’a pas expliqué en quoi consistait la participation du sensible à l’intelligible, se contentant de fabriquer un mythe créationniste. L’objection la plus fameuse d’Aristote (dérivée d’une objection que Platon se faisait lui-même) est l’argument du troisième homme : si les idées sont ce qu’il y a de commun à un ensemble d’objets sensibles qui se ressemblent sous un certain rapport (Aristote qualifie ce rapport d’« homonymie »), la question de la participation devient celle de savoir ce qu’il y a de commun au modèle intelligible et aux copies sensibles, c’est-à-dire comment l’idée elle-même ressemble, à son tour, à ces objets sensibles. Quelle est la cause de l’« homonymie » entre le modèle intelligible et la copie sensible ? Or, pour répondre à cette question, par exemple de la ressemblance entre l’idée d’Homme et les hommes sensibles, il faudra invoquer une nouvelle idée (un « troisième Homme »), à propos duquel se posera de nouveau la même question, et ainsi de suite à l’infini.
Pour Aristote, le problème vient de la séparation du sensible et de l’intelligible. Les idées ne sont pas à l’extérieur du monde sensible, mais bien plutôt dans chaque individu sensible : les corps sensibles comportent en eux une spécificité (eidos) ou une forme (morphè) qui se mélange à une matière (hulè) (d’où le nom de cette théorie, l’hylémorphisme). Si les idées permettent de conférer une certaine intelligibilité au réel (car, pour Aristote comme pour Platon, « il n’y a de science que du général » et le but de la science est la connaissance de l’universel), la philosophie théorique a pour vocation première d’expliquer le monde sensible, physique. Autrement dit, les idées ne sont que des concepts destinés à fonder la science, mais elles ne sont pas des modèles supérieurs ou antérieurs à leurs actualisations dans les corps sensibles.
Il y a d’autres différences entre Aristote et son maître (l’institution d’une science du devenir = la physique, le refus du mythe, la distinction tekhnè/phusis, la distinction praxis/theoria, etc. : sur toutes ces différences, voir ci-dessous), mais retenons pour l’instant qu’Aristote-le-biologiste est en désaccord avec la théorie des idées de Platon-lemathématicien : le réel, pour lui, c’est l’individu concret et particulier, et non les concepts abstraits : cette tortue-ci précède l’idée de la tortue, et non l’inverse ! Par suite, les idées ne sont pas innées mais acquises par l’observation de la nature sous toutes ses formes. Aristote étudie donc les grenouilles, les planètes, le corps humain, mais aussi les actions, les discours, les régimes politiques, et tout ce qui fait partie du monde en devenir. C’est ce qu’illustre cette partie d’un célèbre tableau de Raphaël où l’on voit Platon indiquer le ciel et Aristote lui répondre en montrant la terre :
Langages, logique et dialectique chez Aristote
Cependant, pour étudier le devenir, il faut d’abord clarifier le langage (logos), ou plutôt les langages, afin d’éviter les impasses suscitées par la sophistique. Aristote distingue ainsi plusieurs formes de langage en fonction du but ou de l’effet recherché. Par exemple, il faut distinguer le langage des poètes et celui des rhéteurs, qui ne poursuivent pas le même but, et a fortiori il faut les distinguer tous les deux du langage de la science.
La poétique est un discours qui vise à produire une certaine émotion chez l’auditeur, un effet « cathartique » (c’est-à-dire purificateur). La représentation de passions telles que la pitié ou la frayeur permet, considère Aristote, de « purger » l’âme, le plaisir esthétique étant l’opérateur de cette catharsis (terme qui désignera, dans la psychanalyse, la décharge d’affects liés à un événement traumatique). Par ailleurs, Aristote, comme Platon, définit cet art poétique comme une « imitation » (mimèsis), mais précise qu’il ne s’agit pas (comme chez Platon) de l’imitation d’une réalité préalable. Le plaisir de la re-connaissance, qui est la source de la connaissance, permet de donner une fonction thérapeutique à la mimêsis artistique, qui n’est donc plus disqualifiée comme chez Platon. Par ailleurs, envisageant cette notion de mimêsis à partir d’un modèle théâtral (et non plus pictural comme chez Platon), Aristote comprend la mimêsis sur le mode de la « représentation » (et non plus de la « ressemblance »). Le langage poétique se subdivise à son tour en deux genres : le drame (poème tragique) et le récit (poème épique). On a perdu le deuxième livre, sur la comédie.
poème tragique) et le récit (poème épique). On a perdu le deuxième livre, sur la comédie. La rhétorique, elle, cherche à convaincre, à persuader, et se subdivise également en différents sous-genres. Car la persuasion est différente selon qu’elle porte sur des faits passés (rhétorique judiciaire, dont l’objet est le vrai ou le faux, et dont le but est d’établir la responsabilité d’un accusé), présents (rhétorique littéraire, dont l’objet est le beau ou le laid, et dont le but est de déterminer le talent et l’honorabilité d’un orateur) ou futurs (rhétorique politique, dont l’objet est le bien ou le mal, et dont le but est la délibération ou la propagande). De plus, le logos n’est pas le seul élément qui entre en ligne de compte pour la rhétorique, qui met également en jeu l’ethos (honorabilité, prestance et réputation de l’orateur) ainsi que le pathos (les « passions » de l’auditoire).
Quant au langage de la science, enfin, il doit exprimer la vérité de façon objective, sobre et simplement descriptive, ce qui implique pour Aristote l’exclusion du mythe (qui appartient au sous-genre du récit, c’est-à-dire au langage poétique), dont on a vu que Platon faisait un usage permanent.
Aristote considère ainsi la seule logique comme l’instrument (organon), la forme de toute science, dont la connaissance porte sur les catégories communes à des classes d’individus. Cet instrument qu’est la logique se caractérise par sa structure prédicative : il s’agit chaque fois d’« attribuer » (kategorein) un prédicat (P) à un sujet (S) au moyen du verbe « être », ce qui donne des énoncés du type « S est P ».
Aristote distingue ainsi 10 « catégories ». La première catégorie est l’ousia ou « essence », qui correspond à l’« être par soi ». Il définit cette essence comme « le sujet ultime de toute prédication » : « sujet », car cette catégorie (qui correspond aux genres, aux espèces et aux individus) n’est pas attribuée à autre chose ; « ultime », parce que d’autres catégories peuvent êtres prises comme sujet grammatical (par exemple si je dis : « le blanc est une couleur »), mais renvoient en fin de compte à des essences. D’ailleurs, les genres et les espèces renvoient eux aussi, ultimement, à des essences individuelles, contrairement à ce que voulait Platon. Les 9 autres catégories, par contre, n’ont d’être que « par accident », en tant qu’elles sont attribués à un sujet : il s’agit de la quantité, de la qualité, de la relation, du lieu, du temps, de la position, de la possession, de l’action et de la passion qui sont attribuées à un ou plusieurs sujets. Là encore, il y a rupture avec Platon, chez qui tout intelligible était une « essence » et un « être par soi », sans distinction entre, par exemple, une qualité (comme le rouge) et une essence (générique, spécifique ou individuelle).
Aristote a classé tous les énoncés prédicatifs et les déductions immédiates que l’on peut en tirer d’un point de vue formel : c’est le carré logique, qui permet de distribuer les différents énoncés prédicatifs selon la quantité (propositions universelles ou particulières) et la qualité (propositions affirmatives ou négatives) pour mettre en évidence les relations entre ces propositions (contraires, contradictoires et subalternes) :
A = affirmative universelle (ex : « Tous les hommes sont mortels »)
I = affirmative particulière (ex : « Socrate est mortel ») (AffIrmo)
E = négative universelle (ex : « Aucun homme n’est mortel »)
O = négative particulière (ex : « Socrate n’est pas mortel »)
(nEgO)
Cette classification permet de repérer quelles déductions sont valides et lesquelles ne le sont pas : si une proposition A est vraie (« Tous les hommes sont mortels », par exemple), cela implique la vérité de I (« Socrate est mortel ») et la fausseté de E (« Aucun homme n’est mortel ») et de O (« Socrate n’est pas mortel »).
Si une proposition O (« Socrate n’est pas Belge ») est vraie, par contre, on ne peut rien en déduire concernant E (le fait que Socrate n’est pas Belge n’entraîne pas comme conséquence qu’aucun homme ne l’est), mais on peut conclure à la fausseté de I (« Socrate est Belge ») et de A (« Tous les hommes sont Belges »).
La fausseté des énoncés permet, elle aussi, de faire des déductions immédiates. Certes, si la proposition E (par exemple « Aucun homme n’est méchant ») est fausse, on ne peut en tirer aucune conclusion, ni concernant A (« Tous les hommes sont méchants » reste possible), ni I (« Socrate est méchant »), ni O (« Socrate n’est pas méchant »), qui peuvent toutes être vraies ou fausses. Mais si c’est la proposition I qui est fausse, dans le même exemple, cela implique la fausseté de A (puisqu’il y a au moins un homme — Socrate — qui n’est pas méchant) et la vérité de O, mais ne permet pas de tirer une conclusion au sujet de E (ce n’est pas parce qu’il est faux que Socrate est méchant qu’aucun homme ne l’est), et ainsi de suite.
Voilà pour les inférences immédiates entre énoncés. Mais il y a plus, car un raisonnement scientifique est une déduction constituée par une suite d’énoncés, ou une inférence médiatisée par un terme qui fait le lien entre deux énoncés et permet d’en tirer une conclusion qui constitue un nouvel énoncé. Aristote étudie donc ce que sont les « syllogismes », c’est-à-dire les formes de raisonnements valides, qu’il distingue des « sophismes », non-valides. Aristote cherche à définir dans quelles conditions un syllogisme est concluant : il faut un moyen terme, commun aux prémisses du raisonnement, mais qui ne figure pas dans la conclusion : « Socrate est un homme ; tous les hommes sont mortels ; donc Socrate est mortel » (le moyen terme est « homme »). Certains modes sont valides, d’autres pas : par exemple, « Socrate est un homme ; Napoléon est un homme ; donc Socrate, c’est Napoléon » est clairement non valide… Il n’y a, à vrai dire, que quatorze syllogismes concluants, sur deux cent cinquante-six combinaisons possibles, d’où l’importance de les répertorier.
Cette classification permet donc surtout d’identifier les déductions qui fonctionnent et celles qui ne marchent pas, souvent à la base des sophismes. Aristote a également mis en évidence d’autres règles logiques permettant de disqualifier les sophismes. Par exemple, pour qu’un syllogisme soit considéré comme valide, il faut pouvoir identifier un moyen terme qui est alternativement sujet et prédicat. Autre règle : il convient de faire attention à l’extension des termes utilisés dans les prémisses et dans la conclusion. Dans le sophisme « Tout ce qui est rare est cher ; un cheval bon marché est rare ; donc un cheval bon marché est cher », c’est le mot « rare » (le moyen terme) qui pose problème. Il suffit de montrer que l’extension de « rare » n’est pas la même dans les deux prémisses (la première extension du terme exclut, par définition, les éléments qui seraient à la fois rares et bon marché, contrairement à la seconde) pour disqualifier un tel sophisme.
Aristote met donc au point, avec la syllogistique, une méthode pour disqualifier les raisonnements non valides. Mais cette clarification logique de la science est entièrement formelle : il s’agit de déterminer si un raisonnement est valide indépendemment de son contenu. Ainsi, « Tous les hommes sont des courgettes ; or, toutes les courgettes sont des légumes ; donc tous les hommes sont des légumes » est un raisonnement valide formellement (c’est la première prémisse qui rend la conclusion fausse), de même que « Tous les hommes sont des lampadaires ; or, tous les lampadaires sont des êtres vivants ; donc tous les hommes sont des êtres vivants » (où l’on obtient une conclusion vraie à partir de deux prémisses fausses) !
Logique prédicative d’Aristote :
Enoncés prédicatifs :
Sujet (S) auquel il s’agit d’attribuer (kategorein) Prédicat (P) : « S est P »
10 « catégories » :
1. L’être « par soi » ou « essence » (ousia) : genre, espèce ou individu.
2 à 10. L’être « par accident » : quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession, action, passion.
Syllogisme (inférence médiatisée par un moyen terme) :
Socrate est un homme
Tous les hommes sont mortels (prémisses)
Donc Socrate est mortel (conclusion)
Cette clarification du langage est donc exclusivement formelle. Pour obtenir un raisonnement scientifique, il faut ajouter à la validité logique la vérité des prémisses ellesmêmes. Aristote détermine trois cas dans lesquels une prémisse est nécessairement vraie : (1) lorsque le prédicat est le genre du sujet (« la tortue est un animal ») — le genre représente pour Aristote le point où le logos signifie le plus de choses sans cesser d’avoir un sens univoque ; (2) lorsque le prédicat est la définition (genre + différence spécifique) du sujet (« l’homme est un animal rationnel ») ; (3) lorsque le prédicat est le propre du sujet (« l’homme est un être qui rit », « le chien est un être qui aboie »).
Cas où une prémisse est nécessairement vraie (induction) :
1. P est le genre de S
2. P est la définition de S
3. P est le propre de S
Ces propositions sont universellement vraies, certes, mais d’où vient finalement cette vérité ? De ce qu’Aristote nomme l’induction, qui consiste à tirer une règle générale à partir d’une multiplicité de cas particuliers. Cette démarche, si elle n’a pas la rigueur d’un syllogisme et des axiomes de la pensée logique (voir ci-dessus : principes de l’identité (a = a), du tiers exclu (a v -a) et de la non-contradiction (-[a . -a]), est autrement plus féconde. Et c’est un fait : il y a assez peu de syllogismes dans l’œuvre scientifique d’Aristote ! Avant d’opérer des déductions formelles, c’est finalement notre expérience et celle des hommes qui nous précèdent qui garantit la vérité scientifique.
Or la dialectique selon Aristote sert précisément, d’une part, à confronter des opinions admises aux règles de la logique (pour les confirmer ou les infirmer sur un plan formel), et, d’autre part, à confronter rigoureusement les opinions de ses prédecesseurs (méthode « aporétique ») pour en faire surgir la vérité. Les ouvrages conservés d’Aristote prennent généralement comme point de départ une enquête visant à dresser un « état de la question » et à confronter une série d’opinions à l’observation des faits et aux règles de la raison, pour proposer une nouvelle manière de s’intéresser au problème traité, souvent au moyen d’un discours de type classificatoire où l’on cherche à définir, conformément au projet de Platon mais par d’autres voies, l’essence des choses ou des phénomènes.
Aristote : physique et cosmologie
Reste maintenant à appliquer ce discours qui porte sur des prédicats, lesquels désignent des essences, pour expliquer le changement et instituer la science physique en tant que science du devenir (genesis). Pour que la pensée scientifique puisse appréhender ce devenir en ayant recours au langage de l’être, Aristote met en avant les notions d’acte (energeia) et de puissance (dunamis), qui expliquent le passage du non-être à l’être et vice-versa. Ce faisant, il ajoute un troisième terme, l’« en puissance », qui se situe en quelque sorte entre l’être (« en acte ») et le non-être. Ainsi, le bois (matière) est une table (forme spécifique) en puissance, l’embryon un être humain en puissance, etc. Le devenir du monde apparaît comme l’éveil de ce qui sommeille, l’actualisation incessante de ces puissances latentes.
Ainsi, il y a 3 principes pour expliquer un être en puissance : la matière (hulè), la privation (sterèsis) et la forme spécifique (eidos) dont sa matière est privée. Par contre, l’être en acte, une fois « réalisé », n’a plus besoin que de deux principes : sa matière (le bois) et sa forme spécifique (la table), laquelle s’identifie dans ce cas à sa forme phénoménale (morphè). Ainsi, l’idée platonicienne se situe dans les choses en devenir, d’abord comme privation, puis comme forme spécifique et phénoménale. C’est le sens de l’expression « hylémorphisme », appliquée au système d’Aristote.
Mais il y a une différence importante entre la table ou la statue, d’une part, et l’homme ou l’arbre, de l’autre. Aristote opère ainsi une distinction importante entre le processus de production artificielle, la tekhnè (« art » ou « technique »), dans lequel ce qui est produit requiert une présence permanente du producteur, d’une part, et, d’autre part, un processus naturel, la phusis, où ce qui est produit possède en lui le principe du mouvement par lequel il devient. En d’autres termes, une réalité naturelle est une réalité qui devient (c’est-à-dire qui passe de la puissance à l’acte) en vertu d’un principe interne de développement, tandis qu’une réalité technique a besoin d’un principe externe pour devenir.
La physique, science des êtres « naturels », est donc la science des êtres qui possèdent en eux-mêmes le principe de leur mouvement. Or, il y a 4 types de mouvements (c’est-à-dire d’interaction entre un « mobile » et un « moteur » par le contact entre les deux), qui correspondent à 4 catégories : (1) la génération et la corruption (mouvement selon l’ousia), (2) l’altération (mouvement selon la qualité), (3) la croissance et la décroissance (mouvement selon la quantité) et (4) le transport ou la translation (mouvement selon le lieu, c’est-à-dire ce que nous appelons communément un « mouvement »).
Quant à la cause d’un être physique ou technique, elle peut également s’entendre en 4 sens différents, les fameuses 4 causes (qui sont posées à partir d’une analogie avec la production) : cause matérielle (la chair, le bois), cause formelle (l’âme pour le corps, la forme pour la statue), cause efficiente (le principe du mouvement : l’agent ou l’origine), cause finale (pour Aristote, tout a une finalité, car « la nature ne fait rien en vain »). Pour connaître un être naturel, il faut donc découvrir ses quatre causes.
La cause efficiente, en particulier, pose un problème, car la théorie aristotélicienne du mouvement implique que le principe du mouvement est extérieur et que la continuité du mouvement, d’un projectile par exemple, est assurée par celle du contact entre le moteur et la chose mue. Par exemple, pour Aristote, une flèche reste en contact avec sa cause efficiente par l’intermédiaire de l’air qui diffuse le mouvement imprimé par la cause efficiente (la corde de l’arc). Aristote est également amené à postuler la non-existence du vide. Cette conception sera remise en question au profit, d’abord, de la théorie de l’impetus (un corps conserve un peu de force en lui-même après le contact, thèse défendue par Jean Philopon au VIè s. et par Jean Buridan au XIVè s.), ensuite au profit du principe d’inertie (le mobile persévère dans son état de repos ou de mouvement aussi longtemps qu’une force ne modifie pas cet état), propre à la physique moderne (Galilée, Newton, etc.)
Une autre différence entre la physique moderne et Aristote a trait à l’explication du mouvement et au finalisme qu’il implique. De cause en cause, Aristote passe de la physique à la métaphysique en établissant l’existence d’un Premier Moteur, lui-même immobile, qui est acte pur (dépourvu de toute matière), et aussi pensée pure (dont l’objet de pensée est l’être le plus parfait, c’est-à-dire lui-même : il est « pensée de la pensée »). Détaché du monde, il est pourtant la cause de tous les mouvements de l’univers, qui aspirent tous à cette perfection de la pure actualité : il meut, dit Aristote, « comme un objet d’amour ». Immobile, il est ce vers quoi tendent les sphères célestes, les saisons, mais aussi les mouvements physiques ou les actions humaines… Autrement dit, ce Dieu mécanique attire tous les êtres par sa perfection à laquelle ils aspirent tous, c’est-à-dire non pas en tant que cause efficiente mais en tant que cause finale. Ainsi, c’est la cause finale, « ce en vue de quoi » un objet est fait, qui apparaît comme la plus importante, et ce autant pour les objets artificiels que pour les objets naturels. Pour Aristote, les planètes sont constituées par un corps spécial, l’éther, « cinquième élément » astral, typique du monde supralunaire (régi par un mouvement de translation circulaire et échappant aux autres mouvements : de génération, d’accroissement et d’altération), qui vient immédiatement après le Premier Moteur.
Quant aux hommes, aux animaux et aux plantes, ils font partie du monde sublunaire, siège du devenir, dont les corps sont composés des 4 éléments traditionnels (le feu s’orientant vers le haut et la terre vers le bas).
Principes de la physique d’Aristote :
Distinctions
entre l’acte (energeia) et la puissance (dunamis)
entre la tekhnè et la phusis
entre le monde lunaire et le monde supralunaire
4 types de mouvement :
a) génération et corruption (mouvement selon l’ousia)
b) altération (mouvement selon la qualité)
c) croissance/décroissance (mouvement selon la quantité)
d) transport ou translation (mouvement selon le lieu)
4 « causes » :
a) cause matérielle
b) cause formelle
c) cause efficiente
d) cause finale
l) Aristote : métaphysique et psychologie
La physique ayant débouché sur l’hypothèse d’un Premier moteur, d’un Dieu immobile qui se situe « au-delà de » ou « après » (méta) le monde physique, Aristote a écrit une série de traités « métaphysiques » (en réalité, le mot vient du fait que ce sont les éditeurs des traités d’Aristote qui, plus tard, ont placé ces différents traités « après » ceux qui concernent la physique). Cette science qui porte sur « l’être en tant qu’être » a également reçu le nom d’ontologie car elle s’intéresse en particulier à la première catégorie, celle de l’être-par-soi (l’ousia), mais la métaphysique ne s’épuise pas dans l’ontologie car elle touche également à d’autres domaines tels que l’hénologie, qui concerne les rapports entre l’un et le multiple, et notamment la thèse selon laquelle « l’un est la mesure de toute chose », c’est-à-dire que toute chose peut être mesurée par rapport à une unité qui joue le rôle d’étalon (le mètre, le gramme, etc. — remarquons au passage que, pour Aristote, l’étalon des couleurs est le blanc, dont le noir est privation) et la théologie qui concerne l’ousia fondamentale qu’est Dieu (à propos duquel Aristote ne dit d’ailleurs pas grand chose d’autre).
La psychologie, elle, appartient bel et bien au monde physique : Aristote, en effet, considère avec Platon que l’âme est le principe des mouvements propres aux êtres animés, mais il refuse, en revanche, de considérer l’âme elle-même comme un ensemble de mouvements. L’âme, en somme n’a pas d’autre réalité que celle de donner vie à un corps, elle est pour ainsi dire simplement la « forme » ou « l’idée » du corps qu’elle anime ! Et, de ce point de vue, les végétaux, les animaux et les hommes n’ont pas la même âme et ne vivent donc pas la même vie.
Par rapport à Platon, Aristote distingue plus finement les parties de l’âme, précisément parce qu’il ne les considère pas comme des mouvements automoteurs mais comme des fonctions ou facultés (dunameis). Il différencie ainsi la faculté nutritive, siège de la vie (la seule que possèdent les plantes) ; la faculté désirante, liée chez certains animaux à leur faculté locomotrice (on se déplace localement pour répondre à un désir) ; la faculté sensitive (possédée également par les animaux), qui s’exerce par les 5 sens et aussi par un « sens commun » (permettant d’unifier les différentes sensations et de percevoir des réalités sensibles « communes » comme le mouvement ou la grandeur) ; la sensation implique ensuite l’imagination (phantasia) qui est le siège des images et de la mémoire ; enfin la faculté intellectuelle, qui est propre à l’homme et à lui seul, et qui porte sur les intelligibles.
Or, Aristote distingue dans l’intellect (noûs) un principe actif ou intellect agent qu’il compare à la lumière qui fait passer les couleurs de la puissance à l’acte, et un principe passif ou intellect patient, qui est la faculté de « recevoir » simplement les intelligibles. Cette distinction sera historiquement très discutée, surtout à la fin du moyen âge (lorsque les Arabes permettront à l’Occident de redécouvrir les textes d’Aristote), le philosophe arabe Averroës (XIIè siècle) proposant de voir dans l’intellect agent la Pensée divine et dans l’intellect patient la pensée humaine (ce qui implique que l’intellect est unique et que tous les hommes ont un point de vue particulier sur une seule et même Pensée transcendante), thèse qui sera vigoureusement réfutée par l’Eglise et en particulier par saint Thomas d’Aquin (XIIIè siècle), lequel y voit plutôt une distinction interne à l’âme humaine (ce qui permet de préserver l’individualité de cette âme et, par là, son immortalité). (voir ci-dessous)
Les facultés de l’âme selon Aristote :
a) faculté nutritive (âme « végétative »)
b) faculté désirante (+ locomotrice)
c) faculté sensitive (5 sens + sens commun)
d) imagination (phantasia) et mémoire
e) faculté intellectuelle (noûs) : distinction entre intellect « agent » et « patient »
m) Aristote : éthique et philosophie politique
Aristote, contrairement à Socrate et Platon (selon lesquels le Bien ou le Juste sont l’objet d’une science), pose une distinction radicale entre la « contemplation » (theoria), qui a trait au nécessaire (ce qui ne peut être autrement) et la praxis, qui porte sur le contingent (ce qui peut être autrement ou qui peut ne pas être du tout). (Il faut aussi différencier praxis et poièsis : la première est l’action qui n’a pas de fin extérieure à elle-même, alors que la seconde, liée à la tekhnè, a en vue un produit extérieur, œuvre ou discours). L’adaptabilité de la vertu aux situations les plus diverses, qui caractérise l’action humaine, est le domaine la phronèsis, « prudence » ou sagesse pratique, qui s’acquiert par l’expérience et par l’éducation.
Dès lors, les vertus éthiques doivent reposer elle aussi sur un critère pratique et contingent, celui du juste milieu entre deux vices (l’un par excès, l’autre par défaut) qu’il s’agit d’éviter : le courage, par exemple, est le juste milieu entre la lâcheté et la témérité, la générosité entre l’avarice et la dépense, la tempérance entre la débauche et l’insensibilité, etc. Avec ce critère « pratique » (et non « théorique »), Aristote évite de devoir donner une règle morale applicable à toutes les situations, tout en préservant la possibilité d’une norme objectivable afin de rationaliser les actions humaines.
Aristote définit la justice (dikè) — le juste est ce qui est conforme à la loi (légalité) et ce qui respecte l’égalité, l’injuste est ce qui est contraire à la loi et manque à l’égalité — selon le même principe : l’injustice (consistant, par exemple, à s’attribuer à soi-même une part trop importante d’un bien) est génératrice d’excès et de défauts, là où la justice (consistant, au contraire, à répartir équitalement un bien) maintient un équilibre entre les parties. Aristote distingue par ailleurs justice commutative (appelée aussi « corrective »), qui conçoit une répartition équitable selon un strict principe d’égalité arithmétique, et justice distributive, qui répartit en fonction du mérite de chacun, celui-ci étant relatif aux valeurs de chaque régime : la richesse pour l’oligarchie, la vertu pour l’aristocratie, etc.
Aristote reste dans le sillon tracé par Socrate et par Platon en voyant dans la spéculation philosophique le genre de vie qui, s’il ne concerne que certains hommes, rendra ceux-ci plus heureux : car, pour cultiver son bonheur, l’homme (qu’Aristote définit, rappelons-le, comme un animal « rationnel ») doit idéalement chercher à vivre une « vie contemplative », tournée vers la science et vers la recherche désintéressée, c’est-à-dire se ménager une quantité suffisante de loisir dans le seul but de fortifier son intellect. Cependant, à ce bonheur contemplatif qui incarne de façon idéale la finalité de l’homme, animal rationnel, Aristote ajoute le bonheur que l’on trouve dans les plaisirs et les divertissements, d’une part, et celui que l’on trouve dans la citoyenneté responsable, d’autre part. Ces trois dimensions doivent être réunies pour que l’homme mène une vie heureuse.
Car l’homme, pour Aristote, ne se définit/spécifie pas seulement comme animal « rationnel », mais également — ce qui est présenté comme une conséquence naturelle de la définition de l’homme — animal « politique ». La cité (polis), en effet, fait partie des choses naturelles car elle a pour fin de permettre à l’homme de vivre en autarcie (seul un homme dégradé ou surhumain désire vivre seul), et, rappelons-le, « la nature ne fait rien en vain ». Or, l’homme est cet être doué de parole qui peut avoir en commun avec ses semblables des perceptions du bien et du mal, du juste et de l’injuste, etc., la famille et la cité étant précisément constituées à partir de ces notions « politiques » communes.
Aristote, on l’a dit, reprend et développe la typologie des régimes politiques qui avait été proposée par Platon. Il refuse cependant de distinguer comme Platon le meilleur, le pire ou le moins mauvais régime politique « en soi » : il n’y a pas une seule constitution idéale, mais celle-ci prend une forme différente relativement à chaque cité. Ainsi, si Sparte a mis au pouvoir une oligarchie militaire, tandis qu’Athènes a été le berceau de la démocratie, c’est parce que ces formes de pouvoir sont celles qui convenaient le mieux à la situation particulière de chacune de ces communautés politiques.
Cette philosophie politique, qui refuse d’imposer à tous les hommes un seul modèle de gouvernement (et, partant, de laisser le pouvoir aux seuls « rois-philosophes ») et préfère, une fois de plus, appliquer un critère pratique et contingent en fonction de telle ou telle situation, a néanmoins été critiquée comme n’étant rien d’autre qu’une pure et simple justification de l’ordre établi… De plus, Aristote ne semble pas avoir pris la mesure des changements politiques impliqués par le passage de la cité-état à l’Empire, dont il fut pourtant, en tant que précepteur d’Alexandre le Grand, un témoin privilégié.
Différences principales entre Platon et Aristote